L’exposition Marc-Aurèle Fortin. L’expérience de la couleur que présente cet hiver le Musée national des beaux-arts du Québec veut renouveler notre vision de Marc-Aurèle Fortin (1888-1970). L’apport de Fortin à l’art du Québec y est défini à travers le travail multiforme de la couleur.
Ses tableaux apparaîtraient, selon les commentaires du catalogue, plus modernes que le peintre n’a jamais pu l’imaginer.
À partir de 1919, il commence à peindre ses grands arbres qui deviendront son sujet de prédilection. Dans une facture enfiévrée, il y explore et perfectionne la touche impressionniste. Cette manière s’allie à un précisionnisme très américain sans doute issu de son apprentissage à Chicago. Mettant l’accent sur la couleur, l’exposition montre comment, au-delà du sujet, Fortin se laisse gagner par l’expression plastique. Pour certains de ses paysages, sa technique témoigne d’une innovation peu banale pour son temps. Fortin dressait par exemple ses couleurs sur un fond noir. Ce procédé les faisait ressortir en une note singulière. À travers le motif de l’arbre qui le hante, Marc-Aurèle Fortin allie l’observation directe de la nature à la force subjective de la forme et de la couleur. Il crée ainsi le style qui lui est caractéristique.
Entre la ville et la campagne
Une huile sur carton dressée entre 1915 et 1920, Vue de Sainte-Rose, est la première œuvre qui nous montre ce village qu’il aimait peindre. Presque la campagne alors avec ses grands ormes et ses maisons pittoresques, bien avant le 450. Comme en parallèle, au cours des années 1920 et 1930, la carrière de l’artiste prend son envol grâce à ses vues de la ville et du port de Montréal. Ses estampes, ses dessins et ses peintures nous font assister à l’industrialisation du quartier Hochelaga et du port de Montréal, alors l’un des ports céréaliers les plus actifs au monde. Ils montrent la grande ville étendant son emprise tandis que les petits villages agricoles de l’île de Montréal disparaissent peu à peu. Avec le développement des moyens de transport, la banlieue prend forme. La ville moderne s’esquisse. De nouveaux repères s’édifient.
L’artiste va ainsi documenter étape par étape la construction du pont Jacques-Cartier. Ailleurs, ses aquarelles et ses eaux-fortes entassent bâtiments en vrac, voies ferrées, lignes électriques en guise de prétextes à une myriade de signes graphiques. Le recours à ces sujets a-t-il comme déclencheur son apprentissage à l’Art Institute de Chicago en 1910 alors que la vie de la ville inspire fortement les artistes américains ? En même temps, Fortin est animé par l’idéal de transcrire l’authenticité du pays. Il croit en un art national fortement enraciné comme le sont ses grands ormes.
L’arbre se fait le cœur de scènes verdoyantes au ciel chargé de gros nuages blancs comme roulés dans la chaleur. Le célèbre tableau de 1928, L’orme à Pont-Viau, nous le montre. Comme saisie de saccades d’inquiétude, une nature grandiose y encadre un lieu encore bucolique. Ailleurs, les arbres surplombent le paysage. Ils semblent absorber les maisons. Leur force tranquille défie l’urbanisation galopante. Mais à bien y regarder une angoisse sourde menace ces images. Protégée par ces remparts verdoyants, la vie campagnarde y est encerclée et prise d’assaut.
Moderne malgré lui
Toujours, la végétation se fait luxuriante. Paysage d’été est aussi connu sous le titre de Grands ormes à Sainte-Rose (1925). Cette peinture nous montre à la belle saison les volutes des feuillus qui s’offrent, pacifiées au soleil de juillet. Les ormes de ce peintre de l’été épousent pourtant les saisons. On le voit dans Sainte-Rose en automne peint vers 1925. Masses touffues et rougeoyantes, les feuilles apparaissent maintenant aux couleurs de l’été indien. L’orme déploie en arcs ses branches noueuses et dégarnies dans Automne à Sainte-Rose (entre 1934 et 1940). L’hiver, les branches sinueuses ploient sous les giboulées.
Les ormes. À travers les branches de cet arbre souvent unique qui occupe l’espace avec lyrisme et majesté circule le souffle dynamique du vent. Il remue les branches en les balayant, poussant également les nuages. Cette course mouvementée enveloppe entièrement le tableau en lui conférant une atmosphère bien tangible. On sent la force de ce vent qui parfois en tournant peut prendre d’assaut les branches et les secouer si fort pour le faire craquer. Si l’arbre ploie, il semble également se défier et affirmer une forme de résistance par rapport à ce frémissement qui agite la composition.
« L’atmosphère du Québec, c’est une espèce de gris violet assez chaud », écrit Fortin, qui a sillonné le Québec pendant une douzaine d’années, de 1936 à 1948. Fuyant la chaleur de Montréal l’été, il entreprend des pérégrinations qui le mènent d’abord à Québec, puis sur la côte de Beaupré et sur l’île d’Orléans. Il se rend ensuite à Baie-Saint-Paul et découvre la région de Charlevoix, explorant les villages à bicyclette, matériel sous le bras. À partir de 1940 et jusqu’en 1945, l’artiste promeneur pousse vers l’est. Il découvre la Gaspésie. Puis le Saguenay. Fortin rapporte de ses voyages des aquarelles plein sa besace. Il les reprend à l’huile dans son atelier l’hiver.
À cette icône « d’artiste en bicyclette », peintre des nuages, des cieux et des arbres, y fait pendant la figure pathétique du peintre au soir de sa vie. L’image de Fortin, malade, invalide, diminué, exploité par un homme de confiance inculte écoulant ses œuvres pour pas grand chose a frappé les imaginations. Pas mal de ses œuvres ont même été saccagées quand la maison du peintre fut expropriée pour laisser le passage à l’autoroute des Laurentides à la fin des années 1950. Paradoxalement, tandis que l’on retrouve ici tous les ingrédients du mythe romantique de l’artiste souffrant, ce destin tragique a sans doute contribué à sa fortune critique et à sa reconnaissance.
Fortin n’aimait pas l’art non-figuratif qui pour lui « n’était que bon à jeter au poêle ». Il est vrai que dans certaines de ses scènes rurales, « la cabane à sucre » n’est pas loin. Avec cette redécouverte muséale, le peintre du terroir fait aujourd’hui l’objet d’une réhabilitation. Chez Fortin, la thématique régionaliste agirait un peu à la façon d’un antidote, une façon de conjurer les bouleversements d’une époque marquée par la crise et la guerre. Par-delà ses vues d’un Québec rural et en quelque part rassurantes car hors du temps, Fortin, on le savait moins, a été aussi un habile peintre de la ville. Ici on se rend compte avec le recul du temps que ce thème de l’urbanisation apparaît comme l’un des grands sujets de la peinture des années 1920-1930. Fortin, non seulement n’y échappe pas, mais s’y affirme. Son art traduirait tout autant le Québec d’antan que les incertitudes de ce « temps d’une paix ».
« Chez Marc-Aurèle Fortin, la tradition et la modernité forgent un seul et même destin », écrit dans le catalogue Michèle Grandbois, commissaire de l’exposition et conservatrice de l’art moderne (1900-1950) au Musée national des beaux-arts du Québec. « Elles se superposent ou, mieux encore, se fondent l’une dans l’autre ». Le catalogue publié en association avec les Éditions de l’Homme retrace avec exhaustivité la biographie de Fortin, le contexte de l’époque, ses sources d’inspiration de même que la manière de travailler de ce peintre « moderne malgré lui ». Oscillant entre le visage paisible du Québec d’antan et les incertitudes de ce temps d’une paix, l’exposition propose une soixantaine d’œuvres s’échelonnant entre 1909 et 1949 et nous fait voir différemment cet artiste à cheval entre deux mondes.