par Marc Lincourt
La meilleure façon de visiter l’Iran, c’est d’y arriver avec le livre de Hafez à la main.
En sortant de l’aéroport, aussitôt dans un taxi, d’entrée de jeu, la circulation vous fait prendre conscience que Téhéran est une capitale de près de quatorze millions d’habitants. Rien à voir avec Montréal. Se faufilant entre les voitures et les camions, mon chauffeur, curieux de savoir qui je suis, d’où je viens, entre deux coups de klaxon, récite des poèmes de son poète préféré. Rester calme! Il faut simplement lui faire confiance. Et fermer les yeux. Les chauffeurs de taxi de Téhéran sont des poètes et des as du volant.
Un voyage en Iran? Disons que, dans l’imaginaire collectif, ce ne soit pas un premier choix pour une destination vacances. L’idée que l’on se fait de cette région du monde – si l’on se réfère exclusivement aux médias – n’est pas la plus positive. Mais chaque médaille a deux côtés. Il faut donc garder en mémoire la maxime : « Aussi grande est la face, aussi grand est le dos » La Perse est un pays vieux de six mille ans, et bien avant que Christophe Colomb n’atteigne les côtes américaines, l’Iran comptait déjà des cités organisées et avait développé un savoir-faire dans la fabrication du vin. Je conçois qu’il est difficile pour un Québécois, dont l’horizon historique ne dépasse pas les quatre cents ans, de saisir toutes les dimensions d’un espace temporel qui se compte par tranches de mille ans. L’Iran est un pays où la culture omniprésente s’exprime sous toutes ses formes, mais c’est aussi pays de mystères, de légendes et de paradoxes. C’est une fois sur place que nos préjugés s’effritent et tombent en miettes.
Téhéran
Le voyage commence à Téhéran, la capitale. On sent que la ville est « en retenue ». Sous son mince voile islamique, Téhéran a le geste calculé de celle qui ne veut pas être prise en défaut. La ville a des airs d’un New York qui serait tombé en léthargie un premier février de l’année 1979*. Mais attention, dans cette ville, il y a le jour et il y a la nuit. Ce sont les deux Téhéran, une dualité que les Iraniens aiment à souligner. Amir Anoushfar, un architecte iranien, et Nava Tavakoli Mehr, urbaniste à la municipalité de Téhéran, qui m’ont accompagné tout au long du périple, devaient sans cesse me rappeler le paradoxe iranien. J’eus la chance d’être accueilli à Téhéran par un cercle d’intellectuels, où j’ai côtoyé des poètes, des peintres, des sculpteurs, des cinéastes, des photographes et des architectes. L’art et la poésie sourdent littéralement de la peau de cette ville à la respiration lente, égale et profonde.
Pour bien comprendre l’Iran, il fallait commencer par une visite au Musée national Mouzeh-ye melli. L’édifice même abritant le Musée est considéré comme faisant partie du patrimoine historique du pays. Le Musée national d’Iran est l’un des centres les plus importants dans le domaine des recherches historiques et archéologiques du pays et de la région. Le complexe administratif du Musée comprend également d’autres musées, tels que le Musée Rezâ Abbâsi, le Musée Abguineh qui expose de nombreuses œuvres de verre et de céramique, le Musée des arts nationaux Mouzeh honar hâye melli ou encore le Musée du tapis Mouzeh-e-fars.
Un autre endroit incontournable à Téhéran est le Musée national d’art contemporain. Construit en 1976, c’est un pur bijou d’architecture. Cette institution, qui n’a rien à envier au MoMA de New York, au Guggenheim de Bilbao ou au Beaubourg de Paris, accueille dans ses murs les plus grandes collections d’art contemporain en dehors d’Europe et des États-Unis. En entrant, un impressionnant mobile de Calder nous souhaite la bienvenue, tandis que plus loin, à gauche, L’Homme qui marche de Giacometti nous fait un clin d’œil. Ils sont tous là, Van Gogh, Monet, Miro, Soulages, Braque, Warhol, Magritte et les autres. Il y a même Riopelle! Si loin de chez lui, mais quelle fierté pour moi de « rencontrer » quelqu’un de chez nous en Iran!
Entre la gare de Téhéran et la place Tajrish, il y a l’avenue Vali Asr. Avec ses dix-huit kilomètres de longueur, elle est considérée comme l’une des plus grandes avenues du monde. Elle voit affluer les Téhéranais de tous âges qui viennent dans les restaurants branchés ou dans les cafés traditionnels pour y déguster du kaleh-pacheh (tête aux pieds), des brochettes de viande avec du riz, ou tout simplement pour se promener en famille à l’ombre de platanes centenaires. Et tant qu’à être près de la place Tajrish, laissez-vous tenter par le café en plein air du Musée du cinéma. C’est le rendez-vous obligé des artistes.
Au centre de la ville, nous avions rendez-vous à la Maison des artistes. Véritable pépinière culturelle où l’on peut assister à l’émergence de nouveaux talents ainsi qu’à des manifestations de créateurs confirmés : expositions, installations et performances, musique, danse et poésie. Très animé, le café-restaurant ou la verrière-terrasse propose une cuisine nouvelle dans une ambiance qui porte à la discussion. Les Iraniennes et les Iraniens ont soif de rencontres, ils sont accueillants et ouverts à tous nouveaux courants. Et il y a souvent quelqu’un quelque part qui parle français. Même si vous ne comprenez pas un mot de farsi, en revanche, cette langue est agréable à l’oreille. L’accent légèrement plaintif – comme une supplique – des femmes téhéranaises a quelque chose d’envoûtant.
Mais pour un dépaysement assuré, il faut aller au sud de la ville, pour se perdre dans le grand bazar de Téhéran. C’est une ville dans la ville, un véritable labyrinthe avec ses nombreux couloirs – lesquels se terminent quelques fois en culs-de-sac –, qui atteignent plus de dix kilomètres de longueur.
Une promenade à pied dans la ville équivaut à déambuler dans un musée à ciel ouvert. Chaque coin de rue, une sculpture nous interpelle ou le plus simple des bâtiments, habillé de calligraphies persanes, nous force à ralentir le pas.
Shiraz
Shiraz est une ville à part. Il y a dans cette cité un art de vivre incomparable qui est le résultat d’une civilisation millénaire. Imaginez une ville qui se vante d’avoir inventé le vin, ce n’est pas rien! Merci, Shiraz! Shiraz, c’est la ville des jardins merveilleux, des fontaines, des rossignols et de l’amour. On n’a qu’à lire les poètes Hafez et Saadi qui y sont originaires. Ils ne parlent que de profiter de la vie, d’amour et du vin.
Le jardin du mausolée de Hafez
C’est au cœur de cette cité que le mausolée du poète Hafez trône au centre du jardin Mosala. Quelle surprise pour un Occidental de se mêler au rendez-vous obligé des jeunes de la ville et des environs! J’ai assisté à un rituel étonnant qui, jamais au fil des siècles, n’a perdu en intensité. Quelqu’un – une personne seule ou un couple – arrive avec un livre, le dépose sur le cénotaphe, le recouvre de ses mains, fait un vœu, se ferme les yeux et, après une minute ou deux, ouvre le livre au hasard, Le divan d’Hafez, et lit en silence le poème qui deviendra la réponse à sa question. Il flotte dans ce parc une atmosphère mêlée de joie et de recueillement. Un air de fête qui se prolonge tard dans la nuit. Au fond du jardin, un salon de thé, où l’on peut se détendre et casser la croûte. Le mot divan est à l’origine un mot persan qui désignait le lieu où siégeait l’administration : le diwan de la Cour royale. Le divan d’Hafez est utilisé ici avec le sens de « recueil » de poésie.
Les plus beaux sites et monuments se trouvent au centre-ville, sur la rive sud de la rivière Khoshk. Il y a des hôtels et des caravansérails d’un luxe inouï. En marchant sur l’avenue Khane-e Zand, on arrive directement à l’entrée du bazar. Il faut le visiter à tout prix. La mosquée du régent Masdjed-e Vakli est tout simplement merveilleuse avec ses faïences (hart rangi) de couleurs flamboyantes roses et vertes.
La Bibliothèque nationale Mashahir située sur l’avenue Khiaban Hafez Tanan a quelque chose de particulier qui vaut le détour. De la façade de verre, on y voit, tel un monolithe doré, un cube prendre naissance au sous-sol pour passer littéralement au travers du toit. Le cube monumental constellé de signes cunéiformes est un édifice dans l’édifice.
Tout à côté se trouve une ancienne usine de textile en ruine. L’intervention exceptionnelle de l’artiste Mehrdad Iravanian fait revivre le lieu à sa manière. La manufacture semble trouver un nouveau souffle, pour se transformer en une œuvre d’art à part entière, dans laquelle le visiteur étonné se promène.
Persépolis
Pas très loin de Shiraz, nous nous sommes retrouvés dans le berceau des deux principales dynasties perses : les Achénémides et les Sassanides. Il s’agit des plus importants sites historiques perses : Persépolis et Pasargades.
Ce fut l’un des moments forts de ce voyage, la visite de Persépolis, le palais du roi Darius qui, même en état de ruine, est à couper le souffle. Devant la grandeur et la majesté du site, on ne peut qu’essayer de s’imaginer cette ville royale dans toute sa splendeur, avant le passage d’Alexandre le Macédonien. La porte monumentale en partie debout, nommée la porte de toutes les nations, nous souhaite la bienvenue avec ses inscriptions cunéiformes en vieux persan, en babylonien et en élamite. Notre guide historien était intarissable, et mes deux amis, Nava et Amir, n’avaient pas assez de chacun leur langue pour traduire le courant d’informations qui jaillissaient de cette source.
Plus loin encore, dans la province de Kermanshah, nous avons visité un autre site que je
reconnaissais pour l’avoir vu en gravure, là où l’orientaliste Henri Rawlinson, suspendu dans le vide de l’escarpement du mont Bistun, copiait les inscriptions en trois langues – le vieux persan, l’élamite et l’akkadien – gravées à même la montagne. L’écriture akkadienne cunéiforme (en forme de clou) a été déchiffrée en 1835. Autre moment émouvant est celui où nous avons aperçu la tombe de Darius le Grand entourée des autres tombes royales creusées à même la montagne de roc. Le Naqhsh-e-Rostam.
Isfahan
Il y a une ville en Orient où l’on pourrait dire : voir Isfahan et mourir! C’est l’ancienne capitale des safavides, classée patrimoine mondial par l’UNESCO. Les travaux entrepris sous le chah Abbas ont fait de cette cité une vitrine de l’architecture et de l’art extrêmement raffinée des safavides. Les nombreux monuments islamiques font d’Isfahan
un des joyaux du Moyen-Orient : la grande mosquée, la place Naghsh-e Jahan et par- dessus tout le pont Sio seh pol, aussi appelé le pont aux trente-trois arches, qui a été érigé vers 1602 (six ans avant que Samuel Champlain ne fonde Québec, et le pont tient toujours). Avec ses arcades dans les côtés et dans la base, ce pont offre ainsi une possibilité de promenade à plusieurs niveaux, selon la hauteur de l’eau. Il sert évidemment de lieu de passage, mais aussi de barrage pour réguler le cours de la rivière. En le traversant, on constate que l’eau produit un effet de grandes fontaines grâce aux emmarchements. C’est l’endroit préféré des Isfahanis pour les promenades nocturnes. Sous les arches se rassemblent des jeunes qui organisent, la nuit tombée, des concours de chant poétique a cappella.
La grande place Naghsh-e-Jahan est tout simplement éblouissante, autant pas son immensité que par l’harmonie qui s’en dégage. Tout près, la grande mosquée d’Isfahan, appelée aussi la mosquée du vendredi, est une des plus belles d’Orient. Il n’y a pas de mot pour décrire tant de complexités architecturales et tant de beautés réunies. Tout dans cette ville nous invite à y revenir.
Yazd
La dernière partie de notre périple nous a conduits à Yazd, la cité d’argile. La plus ancienne ville du monde après Ur en Mésopotamie. La ville est entièrement construite en pisé (un mélange d’argile, d’eau et de paille). Elle se fond dans les teintes beige clair du désert qui l’entoure. Les caravansérails y foisonnent. C’est aussi le haut lieu des zoroastriens. Ça fait quelque chose de marcher dans les traces de Zarathoustra. Nava Tavakoli Mehr tenait absolument à me faire voir le Temple du feu. Dans ce bâtiment consacré à la lumière et au culte d’Ahoura Mazdâ, brûlait dans une immense vasque en bronze un feu de bois qui n’avait d’autre mission que de perpétuer la tradition séculaire de la lumière. J’ai su que la flamme, alimentée par des prêtres avec du bois d’abricotier ou d’amandier, brûlait sans interruption depuis l’an 470. Impressionnant! Aux confins de la ville, là où le désert commence à avaler dans ses sables les maisons laissées à l’abandon, on apercevait les vestiges des impressionnantes tours du silence érigées à l’orée de la ville et dans le désert avoisinant. La montée, même escarpée, en vaut la peine.
En Iran, partout où notre regard se pose, la calligraphie nous interpelle par son éloquente présence. Que ce soit dans les cimetières ou sur les pierres tombales richement enluminées, elle nous conte la vie des disparus. Sur les bâtiments couverts de signes ou sur la simple enseigne du potier, tout nous parle d’écriture. On en vient à se demander si c’est le pays qui a engendré la poésie ou si c’est la poésie qui a fait naître le pays.
* Le 1er février 1979 Rouhollah Khomeiny retournait en Iran. Accueilli triomphalement en Iran par plusieurs millions de personnes, Khomeiny était directement nommé « chef de la révolution en Iran», puis « chef spirituel suprême. »