Marcel Saint-Pierre développe son langage artistique depuis plus de 40 ans. Lorsqu’il commence à élaborer sa démarche picturale, la peinture comme discipline artistique est en déclin face à une pratique plus installative, conceptuelle ou événementielle (art-action); on parle même de la « mort de la peinture ». Bien qu’influencé par Riopelle ou Pollock, lesquels manifestaient une subjectivité et une expressivité gestuelle fortes et déterminées, les questions qui le concernent alors sont très différentes : « quand j’ai commencé à peindre, au début des années 70’, je voulais une peinture dans laquelle on ne sente pas l’individu, que l’on ne sente pas sa « patte », je cherchais à comprendre le fondement, le refus de l’individu. » Qu’est-ce que peindre en 1970 ? Comment réfléchir les méthodes traditionnelles et les mettre au défi? Comment renouveler le savoir faire du peintre? Car dorénavant, « Le peintre n’allait plus vers son chevalet, une vision en tête; il s’avançait, ses matériaux en mains pour faire quelque chose de cette autre matière qu’il avait devant lui… L’image était le résultat de ces rencontres. » (H.Rosenberg) En réponse à ces remises en question, Saint-Pierre utilisera la toile libérée du cadre et commencera l’exploration du pliage et de la « teinture », en opposition à la toile tendue sur un châssis et peinte au pinceau. Cette forme de théorisation de la peinture n’était pas sans lien avec ses formations en histoire de l’art (1970) et en esthétique (1975), lesquelles l’amèneront à enseigner l’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal. Spécialiste de l’art québécois contemporain, il est aujourd’hui professeur associé au département d’histoire de l’art. En tant qu’artiste, il a à son crédit plus de 40 expositions individuelles et de nombreuses œuvres d’art public. Représenté au Québec par la Galerie ÉricDevlin, il a aussi exposé en France et aux USA, et plus récemment à Cuba et au Portugal.
L’exposition récente de Marcel Saint-Pierre, Figures de la couleur, nous permet de voir quelques uns des tableaux d’une série portant le même nom, présentée en 2010 et 2011 au Portugal. Ces œuvres qui témoignent d’un tournant dans la réflexion de l’artiste, sont en quelque sorte des hommages à la couleur. Elles traduisent une stratégie qui tend à privilégier les composantes chimiques au lieu du pouvoir évocateur ou métaphorique des couleurs. Qu’est-ce que la couleur : « La couleur a-t-elle une forme en soi, autre que le contexte dans lequel on l’enferme ? [1]» Voilà la question que pose le peintre. Ce n’est pas le dynamisme entre les couleurs qui concerne l’artiste, tel que la recherche plastique amorcée par Delaunay et développée par la suite dans le sens optique, comme avec Tousignant, par exemple. C’est le corps de la couleur dans son essence propre qui intéresse Saint-Pierre. Il crée donc des œuvres dans lesquelles la couleur précède la forme. « Les figures témoignent de la signifiance des couleurs, elles en garantissent même la présence, ou plutôt, elles sont garantes de cet élan vital, de cette dimension existentielle. » [2] Les œuvres de cette série mettent donc l’accent sur l’aspect philosophique de la réflexion de Saint-Pierre sur les couleurs. Chacune d’entre elles, avec leurs innombrables tonalités, comporte-elle une figure propre, une image spécifique? En ce sens, les titres des œuvres exposées se limitent à nommer la couleur dominante de chacune à partir de ses pigments. Rouge de garance, Violet de manganèse, Grand vert émeraude, sont des exemples qui signalent cette volonté de délivrer la couleur des signes représentatifs ou à l’inverse, comme dans Rose portrait magenta, de faire le portrait d’une couleur. En contraste, la série des Nocturnes présentée au Musée d’art contemporain de Saint-Jérôme en 2009, nous permet de bien comprendre la nouvelle orientation théorique de l’artiste. Ces œuvres rondes, à la fois inspirée de la forme musicale mise de l’avant par les romantiques et des thématiques rattachées à la nuit, au rêve ou à l’inconscient, traitaient elles aussi de la réception des couleurs mais en s’appuyant sur le pouvoir métaphorique de celles-ci. Cette série entraînait le regardeur à repenser les conceptions optiques de Newton sur la couleur. Par exemple, des œuvres comme Cercle infrarouge ou Cercle ultraviolet venaient attirer l’attention sur la difficulté de représenter ces ondes chromatiques et les risques potentiels qu’elles comportent. L’intérêt de l’artiste pour les romantiques allemands infiltre donc ces œuvres rondes, porteuses de bleus sombres, évoquant l’infinitude et révélant la curiosité de l’artiste pour l’astronomie. Lueurs no1 et Lueurs no2 sont caractéristiques de cette étape antérieure.
Il est difficile de parler des œuvres de Marcel Saint-Pierre sans décrire sa méthode. Palimpsestes de plis et de replis, ses œuvres deviennent des morceaux d’histoires dans lesquelles: « L’image proprement dite, forme et contenu, déplie et « repasse » la matière préparatoire »[3] Dans son processus de travail, la toile vierge déposée au sol est pliée pour en obtenir une bande qui sera ensuite trempée dans des bacs remplis de couleurs variées. Le tissu, ainsi imprégné par la matière colorante, est alors redéployé sur une pellicule plastique afin d’y laisser l’empreinte de ces opérations. C’est cette empreinte qui constituera désormais le corps de l’œuvre. En fin de parcours elle sera renversée et encollée sur un canevas apprêtée de blanc et tendue. C’est une technique aux frontières de la gravure, de l’artisanat (teinture des tissus) et de la peinture. Le décloisonnement des disciplines et de la frontière entre l’art et l’artisanat fait parti des préoccupations esthétiques ou théoriques de l’artiste relatives à l’histoire de la peinture. « On oublie trop souvent que dans le savoir faire il y a du savoir. »[4] Le travail d’application de la peinture au pinceau vient ultérieurement intervenir sur le plastique, mais uniquement en lien avec la trace laissée par la couleur. La forme établie par le pliage, la composition déterminée par la déshydratation de la surface liquide, le pinceau vient ajouter des touches de couleurs, remplir des blancs, souligner des tendances. Il s’intègre, se fond à la forme, rehausse ce qui était là. Le peintre s’imprègne donc à son tour de l’empreinte, la fouille avec son pinceau, la découvre, l’explore. Tout cela se passe dans un « processus d’inversion généralisé », Ce que l’artiste voit à la surface, ce qu’il peint à l’avant plan deviendra le fond lors de l’application de la pellicule plastique sur la toile. « C’est comme si je peignais à l’envers, j’allais à rebours derrière la surface.» La dernière étape de son processus est donc celle qui, habituellement vient en premier, consistant à préparer une cette toile apprêtée. Sur cette dernière, il maroufle l’empreinte retravaillée pour ensuite retirer la pellicule de plastique.
La non-représentation
« Ce que l’on voit sans être figuratif représente une traversée de la couleur. Autrefois, j’exposais tel quel ces toiles, aujourd’hui l’empreinte garde le souvenir de cet état ultérieur, c’est pourquoi j’ai pris l’habitude de dire que je suis un peintre de la mémoire. »[5]
Pour permettre à la couleur de dire ce qu’elle « est », les compositions tendent vers une abstraction plane où toutes éventualités d’espace figuratif, de représentation du réel sont déconstruites. Fidèle à la pensée néo-plasticienne voulant fondre le fond et la forme sur un même plan, les œuvres ramènent l’œil du spectateur à la surface. La bataille est constante, alimentant la recherche, pour arriver à tromper la tendance naturelle de l’œil à trouver des repères paysagistes. De même, le désir de continuité de l’œuvre dans l’espace, au-delà de la finitude du cadre, renforcit la connivence avec une démarche néo-plasticienne. Pourtant, héritier des automatistes, ses œuvres en contiennent aussi des échos, par le processus du « faire avec ce qui a eu lieu » ou par l’utilisation de techniques laissant une grande place aux variables aléatoires. Cette tension entre des influences de deux courants picturaux distincts donne lieu à un sentiment d’opposition présent dans plusieurs aspects des œuvres de l’artiste : entre le faire et le laisser faire, entre un procédé artisanal et une réflexion théorique, entre une continuité de la tradition picturale et les inversions des étapes de création de celle-ci. Cette dichotomie se matérialise dans les compositions par les contrastes émergeant de la trace des plis initiaux, linéaires et géométriques, des plis industriels du plastique et de celle plus organiques créée par l’intervention manuelle de l’artiste à l’étape où la toile est étendue sur la pellicule plastique.
Les œuvres de Marcel Saint-Pierre se composent donc de « couches sédimentaires » laissées par le passage des matériaux et des étapes propres au processus de création de l’artiste. Elles demandent que l’œil s’y attarde, les observe, les pénètre. Chacune des compositions propose un voyage, une plongée dans l’univers de la couleur, dont la profondeur ne résulte pas d’une application de perspective académique mais bien des mémoires temporelles révélées par les traces. L’impression d’épaisseur dans la matière, malgré l’extrême minceur de la pellicule de peinture qui constitue l’œuvre, découle de l’accumulation de ces empreintes. Chacun des tableaux dévoile une histoire abstraite et sensible, un énoncé sur le temps, la mémoire, le présent porteur du passé. Ils dévoilent un parcours et semblent vouloir se continuer, se mouvoir vers le futur à travers le regard du regardeur. Dans l’ensemble, la répétition des gestes en filigrane dans la trame picturale impose un rythme, un renouvellement du même, un sentiment du différent au cœur du semblable dans lequel la couleur se dit, s’installe, se s’énonce.
Par Hélène Brunet Neumann
[1] Propos de l’artiste, vidéo Rouge Chinois, par Nathalie Dubuc, Magno vidéo, 9/28/95
[2] Notes de l’artiste, Catalogue de l’exposition Figuras da cor, Éditions Complices, Saint-Jean sur le Richelieu, Québec, 2011
[3] Nycole Paquin, Là où l’après vient avant…Les déplis de Marcel Saint-Pierre, Catalogue d’exposition,1991
[4] Propos de l’artiste, vidéo Rouge Chinois, par Nathalie Dubuc, Magno vidéo, 9/28/95
[5] Propos de l’artiste, vidéo Rouge Chinois, par Nathalie Dubuc, Magno vidéo, 9/28/95
Marcel Saint-Pierre à la Galerie Éric Devlin
514 278-2928
artcontemporain@galeriericdevlin.com