Marcel Barbeau aurait eu 91 ans le mois prochain (le 18 février). Il est décédé ce matin en ce 2 janvier. Il laisse un oeuvre riche et diversifié qui n’a pas fini de se faire découvrir tellement il est dense. Pour souligner son inestimable apport voici un texte intégral portant sur son oeuvre que Parcours a publié cet automne dans son édition numéro 85.
Texte de Robert Bernier
Marcel Barbeau est l’un des artistes parmi les plus significatifs de notre peinture et, on l’oublie trop souvent, aussi de notre sculpture. Son œuvre s’inscrit dans son entièreté à travers les mailles de notre modernité. Son apport comme artiste s’affirme d’ailleurs sous plusieurs aspects dont en voici quelques-uns : l’étendue de ses recherches picturales et spatiales, la diversité de son approche dans le temps et sa multidisciplinarité. Il est peintre (ce qui sous-entend aussi la gravure et le dessin), sculpteur, performeur, danseur; sa longévité créatrice. La somme de tout cela exprime une richesse de langages qui, tout au long des décennies, se modulent certes sous plusieurs façons, parfois même de manières différentes les unes des autres, mais fondamentalement tous unis par un lien vital : l’espace.
Structure créative
La structure chez Barbeau n’est pas une fin, elle est un moyen, un outil, une façon de rendre l’espace signifiant, voire conscient. La matière pense. Comme créateur, son processus est résolument intuitif. C’est la grande alliance entre le conscient et le subconscient, entre la connaissance implicite et tacite. Quand Marcel Barbeau s’implique dans un projet, il cherchera toujours à donner une forme au vide. À extirper la conscience de l’instant, qui est à la fois éphémère et sans fin, mais toujours uni à l’environnement du moment, qui devient espace et qu’il codifie avec la matière, le geste et la forme.
L’espace que Marcel Barbeau cherche à rendre, c’est le sien. Celui que son expérience guide par la voie du non-dit, par l’édification d’un langage à la fois plus simple et immensément plus complexe que les mots. Il ne cherche pas à nommer, il place. Il se place, par son espace intérieur et ses liens avec l’espace extérieur, toujours par une structure créative qui n’a comme contrainte que ses propres choix. Choix qu’il exerce en toute liberté de moyens et de pensées. Abstraite, son expression? Son œuvre nous invite plutôt à vivre la maturité formelle. Bienvenue dans l’univers créatif de Marcel Barbeau.
Les années 1940
La période automatiste. Celle de tous les départs. En août 1948, quand les membres du groupe de Borduas signent Refus global, Marcel Barbeau a vingt-trois ans. Il est un des seize signataires, presque autant d’hommes (neuf) que de femmes (sept). La base du mouvement, c’est la liberté sous toutes ses formes, qu’elle soit liée à l’œuvre picturale, à la pensée, à l’action La nature même de ce mouvement et son essence expliquent, pour une bonne part, toute sa pertinence; l’automatisme du geste étant avant toute chose une libération. Le geste devient l’outil servant à démolir les vieux réflexes ancrés dans les profondeurs de l’être. L’esprit de l’automatisme sert alors de véhicule pour aller vers et est non une destination.
Un point de départ vers soi, vers un monde nouveau qui, après la Seconde Guerre mondiale et les bombardements à Hiroshima et à Nagasaki, ne sera jamais plus comme avant.
Déjà les rapports avec l’espace chez le jeune Barbeau sont un élément clé dans son approche et animent ses recherches. Cette quête d’ailleurs chez Barbeau est également très intime. Les liens avec l’espace sont certes picturaux, mais beaucoup aussi personnels, voire métaphoriques de son état d’être et de ses besoins.
À cette époque, le geste construit fait sa place sur une surface chaotique et nerveuse. Il est bon de noter à cette étape que son expression artistique n’est pas à découper par tranche allant vers ceci ou vers cela. Il s’agit de souligner les tendances de chaque période qui souvent annoncent les suivantes et parfois s’y réfèrent.
Les années 1950
La tendance du moment sera tantôt dans le resserrement formel, tantôt, guidée par ce même resserrement, vers l’épuration. Sa série de dessins (et de gouaches et de tableaux) en noir à la fin des années 1950 est particulièrement significative en ce sens. C’est aussi l’époque de l’all-over. La surface tout en étant finie suggère une continuité. Les repères conventionnels de la peinture sont une fois de plus remis en question.
Les années 1960
Toujours dans l’idée d’identifier des tendances et non de stigmatiser son expression, la peinture de cette période sera marquée par le minimalisme, le hard-edge et l’art optique. Cette époque est d’ailleurs celle où ses expressions s’imposent, à des intervalles différents, partout dans le monde occidental, notamment à Paris et aux États-Unis.
Barbeau, pour qui l’espace tant pictural que mental, émotif et extérieur constitue une inspiration créatrice récurrente, voit dans cette direction une nouvelle manière de conscientiser le présent. Socialement, c’est aussi une période de profonde remise en question dans les sociétés occidentales.
Les années 1970
Certainement la période la plus expressive de l’artiste. « C’est à Paris que j’ai fait mes tableaux les plus violents1. » Le geste est expressif, dramatique. C’est aussi en 1972 qu’il amorce ses performances. Le résultat est spectaculaire. Graduellement, le geste brut deviendra un point de départ par lequel il joint une approche plus réfléchie venant moduler l’ensemble de manière plus structurée. La violence gestuelle laissera bientôt sa place…
Les années 1980
Début d’une période importante dans son approche. Le geste prend ses distances, la forme redevient plus structurée, mais surtout la couleur viendra animer la surface d’une façon différente d’avant avec des harmonies de tons d’intensité similaire, dans le sillage peut-être de certaines recherches d’Henri Matisse. Barbeau ne fait plus dans le spectaculaire. Néanmoins, son approche est picturalement très efficace, poétiquement sourde. Il extirpe des sonorités de la couleur, de la forme et de leurs rapports à la surface comme jamais auparavant. C’est posé. Assis. Puis la forme s’élargit…
Les années 1990
Déjà amorcée à la fin des années 1980, cette période marquera l’œuvre entier de l’artiste. Barbeau re-brasse les cartes. Période synthèse où le minimalisme refait surface… dans une certaine complexité formelle. Une période où l’espace respire. La couleur demeure un élément clé, mais elle doit composer avec la forme et la surface, chacun de ces éléments influençant les autres à l’intérieur de structures rythmiques évoquant encore une fois la musique contemporaine dont Barbeau est friand. L’aspect général de sa production n’est pas sans lien avec le collage. Technique qu’il travaille également dans cette période. Série plus structurale, voire spatiale.
Les années 2000
Période de la continuité. Les fonds bleus dominent et les recherches de Barbeau s’étoffent autour des rapports couleurs, formes, surfaces. Plénitude artistique en ce sens qu’il travaille sur l’acquis de ses recherches précédentes. Il module son langage plastique en gardant le cap sur l’espace et le rapport intime et physique qu’il entretient avec celui-ci.
Les années 2010
Cette époque récente concrétise la reconnaissance de ses paires. Il est récompensé, entre autres, du Prix de l’Ordre du Gouverneur général, du prix Louis-Philippe-Hébert de la Société Saint-Jean-Baptiste et du prix Borduas du gouvernement du Québec… Pour ce dernier, il était temps! Il a été mis en candidature plus de vingt fois… Des seize signataires de Refus global, il est le cinquième en 2013 à recevoir cette importante reconnaissance.
Sa santé est fragile. Néanmoins il peint toujours. C’est un retour vers le geste vif à travers des structures formelles.
Barbeau le sculpteur
Impossible de ne pas mentionner la sculpture dans l’œuvre entier de Marcel Barbeau. Trop fondamentale, et ce, depuis les débuts de son aventure. D’ailleurs, comme elle fait écho à sa peinture, et vice et versa, une discipline exprime les aspects que l’autre ne peut exprimer, nature oblige.
Dans la peinture les rapports avec l’espace sont davantage théoriques. En sculpture, ils sont directs, concrets. Pour cet artiste tant attiré par ses propres rapports à l’espace, tant au sens propre que figuré, l’expression spatiale est vitale. Ces deux facettes dans l’œuvre de Barbeau se font échos. Marcel Barbeau est au moins aussi sculpteur qu’il est peintre. Voilà pourquoi il faut considérer l’une et l’autre. Il faudra revenir sur le sujet.
Œuvre publique et mobile de Marcel Barbeau
Marcel Barbeau a réalisé un grand nombre d’œuvres publiques, mais l’espace disponible dans le présent article nous oblige à nous limiter à une suggestion (vous, ne vous privez pas. Vous aurez une liste assez exhaustive sur le site marcelbarbeau.com).
Notre recommandation va à Fenêtre sur l’avenir, une sculpture monumentale inaugurée en 1992 face à la bibliothèque McLennan à l’Université Mc Gill. Les autorités de l’Université l’ont déménagée et réaménagée en 2013 dans un magnifique jardin situé près de la place James, sur le site de la même université.
Toujours en 2013, Alain Authier, un entrepreneur de l’industrie du voyage de la région de Québec, a le rêve fou de faire peindre cinq Porsche 911 par autant d’artistes significatifs de notre peinture. Il a demandé à Marcel Barbeau de concevoir un projet et, de l’avis de plusieurs, sa Porsche serait la plus réussie…
1. Gagnon, Nicolle et Ninon Gauthier, Marcel Barbeau, Le regard en fugue, Éditions du Centre d’étude et de communication sur l’art, 1990, page 116.