Il y a 40 ans, le 25 décembre 1979, décédait Jordi Bonet. Voici un texte de sa fille Sonia
C’est dans un château que j’ai fait la connaissance de mon père. Un de mes premiers souvenirs remonte à quand j’avais quatre ans. Il nous a fait visiter le manoir à Mont-Saint-Hilaire, notre future demeure. Dans un des corridors, il y avait un trou dans lequel je pouvais tomber et il m’a avisé d’y faire attention. C’était une chute à linge qui datait du temps de la Seigneurie Campbell. Cette première image est restée gravée dans mon esprit, car elle comportait un danger. Mon nom est Sonia et je suis sa fille. Cette nouvelle résidence correspondait à bien des rêves qu’il chérissait. D’abord, il renouait avec ses racines, puisque enfant, Jordi avait grandi dans des lieux aussi grandioses. Mais la vraie nature de ce choix demeurait dans la perspective de sa réalisation professionnelle.
Quand on arrive en 1969, il est mandaté pour orner les murs du Grand Théâtre de Québec. Ayant accompli cette œuvre magistrale, que bon nombre d’artistes avaient refusé d’exécuter, il devient l’homme des grandes surfaces. Cela supposait bâtir dans de grands espaces et le manoir était approprié avec ses écuries transformées en atelier. Durant ce périple architectural, il découvre que cette conception prendra une tout autre forme, au moment où il s’il y attend le moins. Ayant coup sur coup perdu un fils et se sachant atteint d’une leucémie, il ne dispose plus des capacités pour participer à la conception d’œuvres publiques. Dès lors, un autre chemin se trace pour sa perspective artistique. Celle-ci n’est plus orientée vers des motifs architecturaux et esthétiques, elle devient le théâtre de sa propre existence.
J’ai alors huit ans quand cette mutation se produit. Je vois mon père dans son bureau dessiner sereinement. Il n’est plus dans les écuries du manoir où il matait la glaise sur les planchers pour bâtir des murs sculptés. À cette même époque, entre 1973 et 1974, beaucoup de monde circule dans notre résidence. Ce sont de jeunes artistes qui ont élu domicile dans les ateliers, où Jordi n’y est que très rarement. Toutefois, pendant ses moments de répits, Jordi arrive à enseigner à cette belle relève les rouages du métier et surtout la grandeur de vivre. Or ce lieu initial tant convoité, qui était voué à son accomplissement personnel, devient un lieu de partage. Il découvre durant ce passage la singularité de chacun, que chaque être possède quelque chose qui constitue un tout. Cette énergie nouvelle l’émerveille et le propulse à devenir le courant, le vecteur créateur d’un groupe. Son rôle de créateur se métamorphose en contemplateur. Il est dorénavant conscient que le piège de l’être, de centrer son désir sur le ressentir, est maintenant révolu. Sa structure psychique devient donc son nouveau projet architectural.
J’ai aujourd’hui quarante-sept ans, le même âge qu’avait mon père quand il est décédé. J ’ai fait un rêve, dernièrement, dans lequel j’entrai dans un immense bâtiment. Ce même lieu majestueux dans lequel mon père m’avait introduit autrefois. Toutefois, quand j’y entre, je ne suis pas apeurée, même s’il m’est inconnu. Il y a des fenêtres à perte de vue. Toutes ces ouvertures laissent entrer la lumière dans ce hall meublé d’un grand escalier. Une amie m’attend au pied des marches et me remet une boite dans laquelle je découvre une photo de mon frère Stéphane (décédé en 1971) et moi. Sur cette image, je suis plus vieille que lui, alors qu’en réalité il a trois ans de plus que moi. C’est donc dire que, dans ce décorum, j’ai eu la chance de pouvoir vivre quelques années de plus avec mon frère que j’ai très peu connu. Pour moi, ce bâtiment représente la maison des âmes, ce même endroit où j’ai fait connaissance avec mon père. Toutefois, la nature de ce lieu s’est métamorphosée en une dimension où tout est possible, ici, en nous. Quand je fais le bilan de ce rêve, c’est comme s’il m’avait été donné l’opportunité d’entrer dans une part de moi-même qui m’est inconnu. Jordi, à la fin de sa vie, vivait dans cette même dimension où il devenu l’âme des grandes surfaces. Et bien, c’est ça que je retiens de l’enseignement que j’ai reçu de mes parents. Il nous est tous donné d’avoir sa propre demeure et d’y bâtir un lieu à la grandeur de nos espérances.
Sonia Bonet
Novembre 2012