Dialogue avec un bulldozer
Robert Bernier« Qu’il se soigne! »
Le maire Régis Labeaume, lors d’un point de presse le 6 juillet dernier, en s’adressant à Jean-Pierre Raynaud, en réaction à un article dans le journal Le Figaro de la veille.
La Ville de Québec vient de régler ses comptes avec une œuvre qui en dérangeait plus d’un depuis son installation en 1987. Voilà le prétexte évoqué par Julie Lemieux qui, rappelons-le, a agi de 2009 à 2013 comme responsable des dossiers liés à la culture et au patrimoine au conseil exécutif de la Ville de Québec, qui a également été pendant plusieurs années journaliste culturelle au journal Le Soleil et qui a été récemment promue, depuis plus d’un an, vice-présidente du comité exécutif avec encore plus de responsabilités. Alors, quand madame Lemieux explique aux médias que l’œuvre de Jean-Pierre Raynaud, Dialogue avec l’histoire, est devenue soudainement, à quelques mois d’un réaménagement majeur du secteur, dangereuse, et qu’il faut la démolir… Que penser de la manière expéditive? De la manière tout simplement? Était-ce la seule solution possible? Était-ce une commande du maire pour qui l’art contemporain n’est pas dans sa palette. Allez savoir. Lors d’un point de presse sur le sujet, monsieur Labeaume nomme la mairesse de Paris, Anne Hidalgo, par son prénom; ça laisse une curieuse impression… Finalement, le fond de l’histoire n’est peut-être pas tant la démolition de l’œuvre que la manière expéditive avec laquelle on a exécuté le travail; sans parler de l’emplacement qu’on lui a réservé depuis 1987, un espace sans [réel] aménagement, inspiré… d’un stationnement. Pourtant, l’occasion était belle de lui donner [enfin]un environnement digne de ce nom en l’intégrant à une vaste place publique dans le Vieux-Port. Il nous restera l’image de la pelle mécanique réduisant en poussière l’œuvre d’un artiste qui n’est pourtant pas le dernier venu en art contemporain. Une image qui a fait le tour du monde parmi celles associées au groupe État islamique dont les membres saccagent les trésors du patrimoine mondial, sans en avoir, c’est certain, ni les mêmes conséquences ni la même portée. On s’entend. Mais l’image est là, n’en déplaise à ces élus.
Agora de Charles Daudelin
Au même moment, ou presque, son homologue montréalais, Denis Coderre [et son administration], affirme que l’œuvre de Charles Daudelin, Agora, située au square Viger, doit être démolie pour des raisons de sécurité. Inaugurée en 1981 [conçue en 1976], l’œuvre était destinée à redonner vie à un secteur dévasté par la construction de l’autoroute Ville-Marie [qui coupe la ville en deux]et du métro. L’idée de cette place-sculpture vient de l’ingénieur Bernard Lamarre. L’œuvre fut presque aussitôt oubliée. On ne l’a voit pas, ça ne fait pas mal… Personne ne songe à corriger le tir et à ajuster l’aménagement à son tissu social. Avec le 375e anniversaire de Montréal, nos « politiques » municipaux se réveillent, mais le cauchemar, lui, n’est pas terminé. Sans prendre la peine de voir s’il est possible de donner vie à cet espace et à cette œuvre majeure de notre patrimoine, les fonctionnaires, sous la volonté [claire] du maire Coderre, affirment que leur plan est le meilleur : on rase. « On va la remplacer [Agora] par une autre [œuvre] du même artiste », affirme celui-ci avec la conviction que le « deal » est équitable. Mais n’y a-t-il que la démolition de possible? On sait bien que non, on n’est pas si bêtes. Eux croient que oui, semble-t-il. Cela nous laisse songeurs.
Une histoire qui se répète…
Dialogue avec l’histoire et Agora ne sont que la pointe de l’iceberg. Les exemples d’œuvres d’art public détruites et négligées sont légion au Québec et ce n’est pas d’hier! En 1951, un fonctionnaire municipal de Montréal détruit à coups de madrier la sculpture La paix de Robert Roussil, installée devant la Galerie Agnès Lefort.
Une autre sculpture de Roussil est littéralement jetée à la poubelle dans le Vieux-Port de Montréal (merci au sculpteur Pierre Leblanc d’avoir mis à jour cet autre saccage). La grande murale de Serge Lemoyne au Casino de Montréal a été démontée à [très] grands frais parce qu’un designer ne la voyait pas dans ses plans de réaménagement! Certes, cela a été fait selon les règles de l’art, mais il s’en est fallu de peu! Plusieurs œuvres de Jordi Bonet ont été détruites et bien d’autres négligées et pas que les siennes! Ainsi, la question se pose : doit-on absolument préserver les œuvres publiques? La réponse la plus simple est qu’au moins on devrait les entretenir. Et d’autre part, que l’on prenne [au moins] le temps de réfléchir aux possibles réaménagements ou déménagements, comme ce fut le cas avec la sculpture-fontaine La Joute de Jean-Paul Riopelle. Donnée au Musée d’art contemporain de Montréal par un groupe de (onze) médecins formé par Champlain Charest, ami de l’artiste, elle a ensuite été prêtée à la Régie des installations olympiques. L’objectif étant à l’époque des Olympiques que la Ville de Montréal rende ainsi hommage à son plus important artiste. La Joute fut inaugurée le 16 juillet 1976. Seulement, voilà, pour Riopelle, La Joute doit comporter les quatre éléments : le feu, l’eau, l’air et la terre. Or, le temps passe. Le feu n’a jamais été installé [trop cher] et l’eau ne coulait plus depuis des années avant son déménagement à la place Jean-Paul-Riopelle en 2005. Qui plus est, un réaménagement qui a suscité la polémique. On a délaissé les pauvres (le quartier Hochelaga-Maisonneuve pour le Quartier international). Certains voyaient là un outrage, alors que, dans les faits, c’est l’œuvre qui subissait de multiples outrages, et ce, depuis des années. Elle, confinée derrière des cadenas, sans eau, sans feu et sans visiteurs possibles… Aujourd’hui, quelle belle place a-t-elle! Jean Paul Riopelle en serait fier!
Le cas Drouillard un autre cafouillage de l’administration Labeaume
À Québec, il y a eu l’histoire [la saga] de la sculpture de Jean-Robert Drouillard (2009-2010) destinée au parc Louis-Latulippe… On organise alors un concours pour doter le parc d’une œuvre d’art public. On forme un jury, lequel choisit l’œuvre de Drouillard. Le comité exécutif de la Ville refuse ce choix. Pas beau, pas adapté, etc. On organise donc un second concours avec un autre jury qui choisit [encore] l’œuvre de… Jean-Robert Drouillard. La suite est presque surréaliste. Le comité exécutif demande de voir les maquettes de toutes les œuvres finalistes. Puis, il [le comité] choisit plutôt celle qui est arrivée en deuxième! L’artiste a vent de l’affaire et, en février 2010, les médias en font [largement] écho… Quelques jours plus tard, la mairie recule et reconnaît son erreur [sic] et offre d’acheter les trois œuvres finalistes pour se faire pardonner. Les artistes voient plutôt dans cette décision une manière contournée d’obtenir gain de cause sans en avoir l’air… Ils refusent ce compromis piqué des vers. La polémique reprend de plus belle. Le tout dura plusieurs mois… En 2014, une autre de ses sculptures, Homme panache, soulève la controverse à Gaspé. Cette fois, c’est la population qui s’agite devant cet homme avec un panache. Signe de vitalité et de santé créatrice pour Drouillard? N’empêche, la création véritable provoque souvent des frictions « esthétiques », pensons au Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou à Paris : plus d’un l’aurait détruit. Pourtant, ce chef-d’œuvre des architectes Renzo Piano, Richard Rogers et Gianfranco Franchini (en collaboration avec l’ingénieur Edmund Happold) est aujourd’hui l’une des institutions culturelles avec la plus forte affluence dans le monde sans parler [avec le recul des années] d’une grande réussite architecturale.
La murale de Jordi Bonet
Toujours à Québec, il y a déjà plus de quarante ans, la [fameuse] murale de Jordi Bonet au Grand Théâtre sera controversée dès son inauguration en 1971 [et même avant]. Tout cela à cause de la phrase de Claude Péloquin : « Vous êtes pas écœurés de mourir bande de caves! C’est assez! » L’écrivain (et homme d’affaires) Roger Lemelin faisait même campagne pour sa démolition, rien de moins. L’État québécois d’alors, le premier gouvernement de Robert Bourassa, était [très] embêté par cette polémique. La murale de Jordi Bonet avait été octroyée dans le cadre de la nouvelle politique d’intégration de l’art à l’architecture, communément appelée « le 1 % » et constituait le cadeau du Canada pour le centenaire de la confédération (en 1967). Donc payée par les fonds publics. François Cloutier, alors ministre des Affaires culturelles, songe même à ne pas payer la dernière tranche due à l’artiste s’il n’apporte pas des modifications à l’œuvre (un débat à l’Assemblée nationale en fait foi). Qu’est-ce qui a sauvé la murale? La mobilisation. Celle des artistes notamment. Le sculpteur Armand Vaillancourt a même fait une incursion [fortement remarquée] sur les lieux, vêtu en chevalier et chevauchant un cheval d’apparat avec lance et bouclier!
La dernière chose que les « politiques » veulent, c’est bien une mobilisation animée et bruyante. Alors, on fait dans le rapide! Régis Labeaume l’aura compris et aura retenu les leçons de l’affaire Drouillard. Denis Coderre, lui, n’aura peut-être pas la tâche aussi facile, il a perdu le tempo, car madame Phyllis Lambert et de nombreux autres citoyens installent leurs barricades et ne demandent qu’une chose : le bon sens et de la réflexion avant de poser des gestes regrettables! Mais qui [outre les artistes et quelques barbus sans moustaches] peut bien se soucier du sort des œuvres d’art public, semblent se dire ces élus…