Les grandes marées du cœur
Il allait de soi d’aborder le thème de l’amour pour conclure notre série de quatre numéros sur la passion, d’autant que ce sentiment complexe, profond et inattendu accompagnera la vie des humains dans le concret ou dans les souvenirs jusqu’à leur dernier soupir. L’amour a inspiré les artistes de toutes les disciplines et de toutes les époques. L’expression artistique puise et puisera encore et toujours dans l’amour. Inépuisable et incontournable énergie, moulin à contradiction, machine de paix comme de guerre. On vit et on meurt par amour. Les artistes s’en sont inspiré sous tous ses états. Amour passion, amour vache, charnel, universel, sincère, fraternel, filial… Commençons notre parcours.
L’amour dans la peinture québécoise
Avant la fin du XIXe siècle, le sentiment amoureux est peu traité dans notre peinture. Il y a bien sûr ça et là quelques nus, animant l’exaltation religieuse, mais c’est surtout au XXe siècle, timidement au début, que l’amour revendiquera son importance comme muse chez nos peintres. De manière non exhaustive, voici donc quelques œuvres significatives.
Henri Beau (1863-1949) fera des œuvres particulièrement sensuelles et inspirées, lui qui a vécu une grande histoire d’amour. S’en est-il laissé porter et inspiré ? C’est ce qui expliquerait la chaleur de son traitement.
Tableau somptueux de suggestivité. Le thème de la femme indolente a été maintes fois traité en peinture, notamment par Pierre Bonnard, Matisse, Manet… Henri Beau vit une bonne partie de sa vie en Europe, ce qui lui permet sans doute d’aborder avec emphase les limites de l’expression sensuelle.
Contemporain d’Henri Beau, Marc-Aurèle de Foy Suzor-Côté (1869-1937) a peint plusieurs nus féminins. Des nus qu’il brosse d’ailleurs comme ses paysages, avec beaucoup de vigueur et de contraste. Si sentiment amoureux il y a, c’est dans la force suggestive du traitement et du rapport associatif avec l’arrière-plan.
En 1891, Suzor-Côté quitte le Canada pour aller étudier à Paris. Il hésite alors entre le chant et la peinture. Il est refusé à l’École de Musique et il a de sérieux problèmes à la gorge. Le sort en était jeté. Mélomane, l’association entre sa Symphonie pathétique et la célèbre œuvre musicale de Piotr Ilitch Tchaïkovski est indéniable. Le traitement fort et vigoureux de la matière l’affirme. Un nu qu’il peint comme un paysage avec de forts contrastes et une matière abondante.
En 1927, Suzor-Côté est victime d’une grave crise d’apoplexie. Mathilde Savard sera son assistante-infirmière et l’aidera au cours de sa réadaptation. Il s’en va à Daytona Beach en 1929 sous la recommandation de son médecin. Mathilde Savard le suivra. Ils se marient en 1933. De 30 ans sa cadette, Mathilde Savard est selon l’historien Laurier Lacroix, une femme joyeuse qui mènera avec Suzor-Côté une vie mondaine active.
« Elle était continuellement joyeuse (…) elle fut le pinson dans sa cage. Cette Mathilde Savard avait, disait-il, du sang sauvage dans les veines. Elle était en effet un type magnifique de métisse : traits purs, yeux d’un noir velouté, voilés de grands cils. Son port était gracieux (…) »
Jean-Paul Lemieux (1904-1990) et Madeleine Des Rosiers (1904-1994).
L’apport de Madeleine Des Rosiers dans la carrière de Jean-Paul Lemieux est inestimable. C’est elle qui dirigeait la carrière par sa vision des choses. Par exemple, c’est elle qui a maîtrisé l’impact du marché secondaire en évitant que les tableaux ne se retrouvent en vente libre sans contrôle sur les prix ni sur le nombre dans les galeries d’art « non autorisées » et dans les encans. Il ne suffisait pas d’avoir les moyens financiers pour se procurer un tableau de Jean-Paul Lemieux, il fallait aussi avoir de l’ascendant sur son milieu. Et surtout, ne pas remettre en vente rapidement l’œuvre acquise…
À cela s’ajoutent les alliés indispensables qui vont permettre d’atteindre le sommet. Et là encore, le rôle de Madeleine Lemieux sera déterminant notamment avec le Musée du Québec (aujourd’hui le Musée national des beaux-arts du Québec) et le Musée des beaux-arts du Canada qui ont permis à l’artiste de devenir un peintre incontournable d’un océan à l’autre. Il a reçu une bonne visibilité mondiale grâce à l’importante exposition organisée par ce musée en Union soviétique en 1974-1975 à Moscou, à Léningrad, à Prague et aussi à Paris. La consécration.
Madeleine Lemieux n’a pas seulement joué un rôle dans la diffusion de l’œuvre, elle était aussi impliquée dans la direction artistique, les choix et les directions.
N’oublions pas Louis Muhlstock (1904-2001) avec qui le nu féminin a connu son apothéose esthétique. Stanley Cosgrove (1911-2002) a aussi réalisé plusieurs œuvres à saveur plus érotique qu’amoureuse.
Pour l’empreinte du sentiment amoureux et pour l’exaltation picturale du désir, Alfred Pellan (1906-1988) aura aussi laissé sa marque comme peintre. Énergique, amoureux de sa compagne Madeleine du premier jusqu’au dernier jour, il est l’auteur de plusieurs œuvres où l’amour, le désir, la sexualité et la passion sont bien en évidence.
Le bestiaire d’Alfred Pellan module les ondes de l’érotisme sur des fréquences variables. Mais il serait réducteur de le contenir qu’à cela. Le bestiaire de Pellan, c’est la vie dans tous ses sens, biologique et philosophique, et la sexualité et l’amour en font partie. Il travaillera à son bestiaire tant qu’il pourra travailler (les dernières années de sa vie il a souffert de ce qu’il appelait l’art-thrite). Le numéro 25 est certainement l’un de plus éloquents, quelle belle allégorie mythologique. Du grand Pellan !
Albert Dumouchel (1916-1971) a vécu une belle histoire d’amour avec Monique Charbonneau (1928) qui revenait au Québec au début des années 1960. Deux artistes, des amoureux, deux amants de l’estampe et de l’art. Albert Dumouchel conçoit dans cette période des œuvres amoureuses et érotiques où la sexualité est à l’avant-plan. Ne sommes-nous pas dans ce que l’on appelle aujourd’hui la révolution sexuelle ?
Albert Dumouchel est souvent associé à l’estampe et pour cause, il a été un pédagogue et un intervenant majeur dans cette discipline artistique qui, dans les années 1960, a connu au Québec ses heures de gloire. Comme artiste, son travail demeure méconnu si l’on considère son importance. Il a réalisé au cours de sa carrière plusieurs œuvres érotiques, en fait, le mot est faible. La pudeur des collectionneurs et du marché québécois explique peut-être cette situation.
Pierre Gauvreau (1922) et Janine Carreau se sont rencontrés au début des années 1970. Artistes tous les deux, on peut dire que leur union a toujours été sous le signe de la création. Ensemble, depuis 1995, ils ont réalisé des dizaines d’œuvres en collaboration. Un échange qui dans ce cas exprime également leur grande complicité dans la vie et comme artistes. (Voir l’article Pérennité à la page 28)
Marcel Barbeau (1925) et Ninon Gauthier forment un couple d’artiste et de critique d’art d’où a émané et émane toujours une complicité. Leur travail respectif est indépendant l’un de l’autre. Leur apport commun se joue davantage dans l’admiration qu’ils se vouent mutuellement. (Voir l’article Pérennité à la page 28)
Pour Henry Wanton Jones (1925), le mystère s’unit à l’acte amoureux. Le non-dit, le symbole, la force d’évocation de l’image sont depuis les années 1970, au moment où il rencontre sa muse Julie, au menu de son inspiration débridée. Un incontournable de la peinture québécoise contemporaine.
Une œuvre sur papier qui porte en elle l’ensemble des préoccupations artistiques et philosophiques d’Henry Wanton Jones. Une des forces de l’artiste est d’avoir établi sa propre codification des images. L’amour, le désir et le mystère portent son œuvre sur ses elles (ailes). En regardant son œuvre, cette réflexion me vient à l’esprit : nous sommes les cavaliers (cavalières) de nos amours. Être amoureux demande de l’adresse, et pas seulement dans les ébats. Il faut aussi apprendre à suivre le rythme, ne pas imposer, suivre.
À la fin des années 1980, Jean-Paul Riopelle (1923-2002) entreprend de peindre un grand bestiaire. Nous sommes en 1989 et sa conjointe, Huguette Vachon est en voyage dans l’Ouest canadien. Il débute alors une série qui au départ se voulait un jeu de cartes avec le chien comme personnage emblématique. Quand sa compagne revient de voyage, il n’en est qu’au début. Rapidement, cela devient un bestiaire érotique. Une grande ode amoureuse.
Composé de 72 éléments, le bestiaire que Jean-Paul Riopelle peint en 1989 compte parmi ses œuvres picturales les plus monumentales. Chaque élément constitue une séquence, une gradation de son sentiment amoureux à un moment de sa vie, comme c’est d’ailleurs toujours le cas dans son œuvre. Ainsi, si on lit le tableau dans l’ordre habituel, on voit le chien peint comme un emblème Puis, à partir de la quatrième rangée, un changement de cible s’opère. À la rangée suivante, le corps féminin prend la place. Un corps ressenti plutôt que décrit comme un long poème d’amour.
Roland Giguère (1929-2003). Peintre et poète, homme de mots et de signes, il a exploré comme créateur le sentiment amoureux comme peu ont réussi à le faire. Un artiste que les collectionneurs tardent à reconnaître à sa juste valeur. Tant pis pour eux. L’œuvre est fait et est grandiose !
Artiste de nuance, il a trouvé dans l’encre un médium capable de transcrire des états d’être complexes avec une simplicité formelle aussi déconcertante qu’efficace. Roland Giguère était d’ailleurs un peintre dont la sensibilité lui permettait d’explorer toutes les subtilités tonales d’une couleur, comme s’il lançait pour chaque œuvre un filet tissé d’art dans la mer des sentiments où fourmille et nage la condition humaine.
Gérard Tremblay (1928-1992), complice de toujours de Roland Giguère. Ils ont partagé ensemble atelier et inspiration, la rédaction de livres d’artistes prodigieux, et surtout une approche poétique d’une belle et grande sensibilité. Il est encore méconnu malgré une qualité picturale et créative indéniable. Tout comme Giguère, l’amour a été tout au long de sa carrière d’artiste un stimulant, un leitmotiv. Quel grand créateur à découvrir !
L’encre et l’aquarelle étaient des médiums qui convenaient à merveille pour exprimer le monde poétique et surréaliste de Gérard Tremblay. Sa Vénus à mi-eau (calembour de Milo) est empreinte de désir, de beauté et de sensualité. Impossible de peindre une telle œuvre sans ressentir ou avoir ressenti l’amour dans son intensité… Une œuvre d’amoureux.
Miyuki Tanobe (1937) et Maurice Savignac. Miyuki Tanobe est arrivée au Québec en 1971 après être tombée amoureuse de Maurice Savignac. Ils se sont connus à Paris. Le début des années 1970 correspond à l’une des périodes les plus animées de notre société et de notre histoire. Maurice Savignac, passionné d’histoire et de culture populaire, fait découvrir à sa compagne d’origine japonaise les légendes et contes du Québec ainsi que les quartiers populaires de Montréal, le Faubourg à mélasse, St-Henri, le Plateau… Miyuki Tanobe découvre ce monde avec curiosité et étonnement. Les conseils et les pistes que Maurice Savignac lui suggère contribuent de manière sensible à la pertinence de l’œuvre de Miyuki Tanobe. Ensemble, ils arpentent les rues, les ruelles, décrivant la vie de ces quartiers et leur esprit.
Diane Desmarais (1946). La passion et la condition amoureuse font partie de l’œuvre de Diane Desmarais depuis ses débuts. Sans être un porte-étendard de la culture gay, sa peinture ne s’inspire pas moins de l’esprit. Son trait, toujours sensuel et longiligne, et sa palette chromatique ocrée plongent inévitablement le spectateur dans un monde des mille et une nuits…
Jacques Payette (1951) s’est beaucoup inspiré de sa vie de famille et de son amour pour sa compagne. Les sentiments, bien que discrets, sont néanmoins présents et exprimés par des mises en situation suggérant une intensité métaphysique, particulièrement dans ses séries des années 1980. Pour les amateurs d’art qui suivent son travail depuis une trentaine d’années, ils ont ressenti comme moi cette impression d’intimité, de proximité avec son univers, et senti ce souffle calme et chaud des sentiments partagés.
Céline White (1959) et Jean-Guy White (1958). Frère et sœur, ils ont décidé de mettre à profit leur expertise personnelle pour former un tout. Ils ont réalisé à ce jour plusieurs dizaines de sculptures, fondues en bronze pour la plupart. Des œuvres d’une grande efficacité esthétique et plastique. Fortement inspirées par la nature, leurs sculptures expriment dans une symbolique puissante les forces parfois insoupçonnables qui nous entourent et nous nourrissent.
Comme c’est souvent le cas, les sculptures de White et White sont spectaculaires et Materia prima ne fait pas exception à cette règle, explorant avec un symbolisme aussi explicite que subtil l’interrelation entre l’homme et l’eau. Ici l’eau est suggérée par la courbure de 450 cuillères qui nous ramènent à la nourriture et à la notion de partage de cette richesse renouvelable, mais par notre faute, épuisable et si souillée…
Julie Bourgeois (1972) et sa fille Domino. En 2009, Julie Bourgeois entreprend une nouvelle série ayant pour thème le quotidien. Serpents et échelles sera l’amorce d’une recherche et d’un travail esthétique, plastique et pictural sur la vie de tous les jours entre une mère et sa fille dans un espace qu’elle partage, la maison, et dont le pivot est la perspective. Une perspective tronquée, pliée et dépliée qui amène l’espace intérieur de la maison à se confondre avec l’extérieur. Le boyau d’arrosage fait le lien entre le dedans et le dehors tout en étant une métaphore du cordon ombilical et des limites des individus. Où commence et où finit l’espace de chacun par rapport à l’autre ? Comme le titre l’indique, il s’agit d’une trame narrative où les hauts et des bas, mais pas que, l’ordinaire aussi, s’inscrivent comme des dizaines d’histoires savamment parsemées ça et là dans l’œuvre et s’imbriquant en tout ou en partie pour mener à la grande histoire…
« En tant qu’artiste, je m’intéresse en particulier au chassé-croisé entre l’emmerdant et l’exceptionnel dans le quotidien, et en général aux univers qui apparemment s’opposent mais inévitablement se superposent : les relations homme-femme, l’opaque et la transparence, le statique et le mouvement, l’intérieur et l’extérieur, la relation enfant-parent. »
Chaque œuvre de Julie Bourgeois est le résultat d’une multitude d’éléments, de réflexions, de choses montrées et dissimulées aussi, car la dimension ludique s’impose d’elle-même. Dans Serpents et échelles, elle poursuit sur la lancée de sa série précédente, les Fish Heads, où elle superpose des centaines d’éléments qui sont tous des angles différents d’une même histoire. Elle nous ouvre un pan de son intimité qui, quelque part, est aussi la nôtre. Voilà pourquoi ça touche si bien la cible.
Dominique Fortin (1974), son conjoint et leurs quatre enfants. Dominique Fortin s’inspire de sa famille nombreuse ! Peu connue encore il y a peu, son nom et son travail prennent graduellement une belle place dans le monde de la peinture contemporaine québécoise. Son univers touche par l’attention que l’on devine, par l’amour aussi qui émane de chaque pore de chacune de ses toiles.
Yoakim Bélanger (1977) fait indéniablement partie de la nouvelle génération d’artistes peintres, avec tout ce que cela entraîne comme différences dans l’approche, le processus créatif, l’outillage et le regard. La photographie constitue la première étape puis vient la mise en scène et le recadrage à l’ordinateur et enfin, la transcription picturale sur un support de métal. Le résultat est foudroyant.
On peut dire sans exagérer que la peinture de Yoakim Bélanger serait très différente (et peut-être même qu’elle n’existerait tout simplement pas) si sa compagne et conjointe n’avait pas été là…. Banalité ? Que non ! Véritable muse, comme modèle elle permet à l’artiste aller très loin dans l’intensité et dans ce tableau elle pose avec le dernier-né que les amateurs d’art ont pu voir avant dans les différentes phases de sa grossesse.