La fierté en chemise à carreaux: Jos MontFerrand, le plus célèbre des cageux Canadien-Français.
par Daniel A. Bellemare
Joseph Favre, dit Jos Montferrand (1802-1864), naquit à Montréal dans le faubourg Saint-Laurent d’un père “voyageur”; dès son adolescence, reconnu pour sa force herculéenne, on l’appelait déjà le “Coq du Faubourg Saint-Laurent”.
A l’époque des chantiers, la “loi du plus fort” valorisait la force physique qui constituait alors un important critère d’embauche: “[…] la force physique comptait pour beaucoup dans ce temps-là, et quand un homme allait demander de l’emploi à un contremaître, celui-ci commençait par le mesurer de l’œil avant de dire oui.” (1)
Le transport du bois
Dans les années 1900, le bois était transporté selon deux techniques différentes de flottage: la drave et la cage de bois. Sur les cours d’eau moins importants, c’est par la drave, ou la “drive” comme elle était désignée au XIXe siècle, que se faisait le flottage du bois, une bille à la fois, à “bûches perdues”.(2) La technique consistait à diriger les billes de bois sur l’eau jusqu’aux usines ou ports de chargement. Utilisée sur les grands cours d’eau comme le fleuve Saint-Laurent ou la rivière des Outaouais, la “cage” offrait une autre technique de flottage par laquelle, on rassemblait avec des “booms”, les billes équarries “en radeaux ou trains de bois”, aussi appelés des “cages”(3); ces cages ou radeaux de bois étaient menés par des bûcherons devenus pour la saison, “cageux” ou “raftsmen”, chaque radeau de “cageux” placé sous la gouverne d’un “maître de cage”, “pilote de cage” ou “chef cagous”. Le chef de radeau devait être le plus fort, car selon la “Loi non écrite de la Rivière”, c’est lui qui incarnait la loi sur le radeau: “[…] the foreman was supposed to be the pilot and the boss of the raft. If anybody got on that raft and beat him, they took his place. That was the Rule of the River. […] Where would you go to get the law? He had to be the Law”. (4) Or, sans surprise, Jos Montferrand était un chef de radeau, et parce qu’il était le plus fort, il était devenu un “Coq de Radeau.”
La légende
“[…] By the time he was twelve, Joe [Montferrand] was able to look over the Laurentians and see Canada in both directions. On a clear day, standing on tiptoe, he could see from sea to sea […]”.(5)
“Géant des rivières”, “Bon géant”, ”Chevalier errant”, “Roi des forêts de l’Outaouais”, “Jos Montferrand le magnifique”, “Montferrand: le prix de l’honneur”, “Montferrand: Un héros sur le pont”, voilà autant de descriptifs qui ont été utilisés pour référer à Jos Montferrand et à ses incroyables prouesses. Histoires vraies ou inventées?
Polymorphe, une légende pourra varier selon les circonstances, les lieux, les époques, et les conteurs; or, comme les autres légendes, celle de Jos Montferrand offre aussi de multiples versions de la même histoire, chacune différente et aussi invraisemblable l’une que l’autre. Sauf peut-être pour le bon Dieu, Jos Montferrand ne craignait rien ni personne, même pas le diable: “I fear God, but as for the devil, dress him up like a man and bring him to me and I will strangle him”.(6) Sa réputation d’invincibilité s’est développée au fil des emplois vers lesquels le mena sa vie d’itinérance: bûcheron, charretier, draveur et cageux. C’est en effet grâce au flottage par cages de bois que la célébrité de Jos Monferrand allait être consacrée et faire de lui le plus célèbre des “raftsmen” ou “cageux” du Canada-français, sa notoriété allant même jusqu’à prendre des proportions mythiques: “[…] Montferrand dont le nom seul suffit au Canada à faire dresser toutes les oreilles, et dont les hauts faits commandent toujours l’attention, même parmi les classes privilégiées, mais surtout au milieu des classes populaires”.(7)
Ainsi, en 1868, quatre ans après la mort de Montferrand, le jeune Sir Wilfrid Laurier devint le premier prosateur à s’intéresser à Montferrand. Alors qu’il était en repos dans le paisible village de l’Avenir dans les Cantons de l’Est, c’est en écoutant les récits que venaient lui raconter les Habitants de son voisinage qu’il apprit à connaître le personnage de légende; la popularité de Montferrand était telle, que tous ces récits tournaient en effet autour de ses exploits. Or, pour meubler ses temps libres, Laurier décida donc de documenter ces récits qu’il trouvait fascinants: “L’idée me vint, pour me distraire, d’écrire les récits de quelques habitants de mes amis qui, de temps en temps, venaient me voir. Ces récits, la plupart du temps, roulaient sur Jos Montferrand, et un jour je m’aperçus que sans y penser, j’avais écrit presque toute la vie du célèbre voyageur.”(8) À la lumière de ce qu’il entendait sur Montferrand, visiblement impressionné par ces histoires, le jeune Laurier conclut qu’outre celui de Louis-Joseph Papineau, “aucun nom […] n’a été plus popularisé, partout où sur la terre d’Amérique, on parle la langue de France”(9); Laurier lui aurait d’ailleurs reconnu “une bravoure indomptée, une force musculaire, une soif des dangers et une résistance aux fatigues”, qualités qui, selon lui, en faisaient “le Canadien le plus véritablement canadien qui se soit vu” (10).
Le mémorable affrontement de 1829 sur le Pont Union
De par sa situation géographique stratégique, la ville d’Ottawa, alors connue sous le nom de “Bytown”, devint le rendez-vous des “cageux”, rencontres souvent épiques immortalisées dans des chansonnettes de travail dont la caractéristique résidait, selon Marius Barbeau,“ […] dans l’excellente image des mœurs frustes et du langage farci des bûcherons et des “flotteurs” de la Gatineau […]”: (11)
“ Là yoù c’qu’i’ sont, tous les rafmagn’? (bis)
Dans les chanquiers i’ sont montés
Bang su la ring
Laissez passer les rafmagn’
Bang su la ring’ bagn’ bagn’! […]
Dans les chanquiers i sont montés;
Dans les chanquiers i sont montés;
Et par Bytown i sont passés…[…]”
À cette époque, Ottawa, plaque tournante du commerce du bois,“subissait la violence des Shiners, raftsmen irlandais déterminés à monopoliser le travail dans les chantiers aux dépens des Canadiens-français.”(12). Elle était en effet devenue la forteresse d’un groupe d’Orangistes irlandais, protestants et anglophones, surnommés “Shiners” ou “Chêneurs” parce qu’affectés au chaînage des bômes (booms) sur la rivière des Outaouais. Or, l’arrivée à Ottawa des “cageux” catholiques et francophones provoquait souvent des échauffourées épiques entre ces deux groupes, dans ce qui fut éventuellement convenu d’appeler, la “guerre des Shiners”. L’historien Raymond Ouimet explique en effet que “les deux rives de la rivière des Outaouais servent alors de théâtre à de titanesques combats au cours desquels Jos Montferand fera preuve d’une force et d’un sens de la justice exceptionnelle”(13). Outre ses qualités reconnues de pugiliste, Montferrand était aussi adepte de la “savate” ou du “kick boxing”; c’est pourquoi il était aussi craint pour ses poings que pour son coup de pied foudroyant. D’une grandeur de 6 pieds 4 pouces, inhabituelle pour l’époque, il pouvait faire preuve d’une agilité remarquable: “il frappe comme la ruade du cheval et il manie la jambe comme un fouet”.
Sa réputation d’homme-fort l’ayant précédé, les “Shiners” voulurent donc le défier; selon l’une des versions préservées par la tradition orale, ce serait suite à un violent coup de poing assené à l’hôtelier anglophone Henessey, que Jos Montferrand serait devenu le “coq de radeau” le plus convoité des “Shiners” hors-la-loi et fauteurs de trouble. C’est donc lors d’une altercation mémorable survenue en 1829 sur le pont Union (14), qui était alors le seul lien terrestre entre les villes de Bytown et de Wrightown (Wrightville), que les “Shiners” réussirent à lui tendre une embuscade. Motivés par le revanchard hôtelier, un groupe de quelque 150 “Shiners” tentèrent d’empêcher Montferrand de traverser le Pont Union pour aller visiter sa bien-aimée, une certaine Cécile Courval, sur l’autre rive de la rivière des Outaouais. Loin de reculer, Montferrand aurait alors projeté son talon au visage du premier “Shiner” qui s’avançait vers lui et, le saisissant par les pieds, s’en servit ensuite comme massue pour balayer les autres et les projeter dans les flots de l’Outaouais (15). La nouvelle, qui se répandit comme une traînée de poudre, mit fin à la réputation d’invincibilité de Henessey et de son groupe de hors-la-loi, confirmant du même coup celle d’homme-fort de Montferrand.
À suivre…
1. Pierre Dupin, Anciens chantiers du Saint-Maurice, Éditions du Bien Public, Trois-Rivières, 1953, page 43.
2. Hardy et Séguin, Forêt et société en Mauricie, Ed Boréal Express et Musée national de l’homme, 1984, page 107.
3. Selon l’historien Jean Provencher, c’est l’américain Philemon Wright, fondateur de la ville de Wrightville, devenue successivement Hull et Gatineau, qui en 1800, aurait imaginé le principe de la “cage”, ce radeau constitué de longues poutres attachées les unes aux autres pour transporter sur la rivière jusqu’à Québec, le bois équarri dans les chantiers de l’Outaouais: Jean Provencher, Johanne Blanchet, C’était le printemps, Ed Boréal Express,1980, page 193.
4. [TRADUCTION] “[…] le contremaître était le pilote et le patron du radeau. Si un nouveau venu parvenait à le battre, il prenait automatiquement sa place en tant que chef de radeau. C’était la Loi de la Rivière. Autrement, qui aurait fait respecter la loi? La loi, c’était lui.”: Rick Durocher cité par Joan Finnigan, Giants of Canada’s Ottawa Valley, 1981, page 31.
5. [TRADUCTION] “A l’âge de douze ans, [Jos Montferrand] pouvait déjà regarder au-delà des Laurentides et apercevoir le Canada dans chaque direction. Les jours de beau temps, en se tenant sur la pointe des pieds, il pouvait même voir d’un océan à l’autre.”: Joan Finnigan, Look! The land is growing giants, Tundra Books, Montreal, 1983.
6. [TRADUCTION] “Je crains le bon Dieu, mais pas le diable; donnez-lui une forme humaine et je vais l’étrangler”; Joan Finnigan, Op.Cit., page 17
7. Médéric Lanctôt en introduisant le texte de Laurier dans la revue “l’Indépendance canadienne”.
8. Gilles Lemieux, La vie de l’illustre Jos Montferrand par Sir Wilfrid Laurier, revue Asticou, cahier no 8, décembre 1971, pages 27-34.
9. Gilles Lemieux, La vie de l’illustre Jos Montferrand par Sir Wilfrid Laurier, op.cit; Michel Prévost, Jos Montferrand, figure légendaire de l’Outaouais, Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française, ameriquefrançaise.org).
10. Gilles Lemieux, idem; à cette époque, l’appellation “canadien” se référait aux Canadiens-français, les québécois d’aujourd’hui.
11. Société historique de Montréal, Veillées du bon vieux temps, G Ducharme éditeur, Montréal, 1920, 102 pages, page 22; Raymonde Beaudoin, La vie dans les camps de bûcherons au temps de la pitoune, Ed Septentrion, 2e édition, Québec, 2016, page 149; voir aussi Hélène Plouffe, Les Raftsmen, Encyclopédie canadienne, 7 février 2006, modifié le 14 décembre 2013, thecanadianencyclopedia.ca
12. Raymond Ouimet, Le légendaire Jos Montferrand, journal Le Droit, le 2 janvier 2021
13. Raymond Ouimet, idem
14. Le pont Union, devenu depuis le Pont des Chaudières, reliait les villes de d’Ottawa et de Gatineau
15. Benjamin Sulte, Histoire de Jos Montferrand, l’athlète canadien, Montréal, ed J.B. Camyre, 1883.