
Né à Dantzig, alors en Allemagne, Brandtner immigre au Canada à la fin des années 1920. À Winnipeg où il s’installe d’abord, il apporte dans ses bagages quelques œuvres résolument modernes et aussi plusieurs ouvrages sur l’art contemporain européen.
Axées sur les mouvements avant-gardistes allemands et européens, les influences qu’il transporte avec lui vont donner corps à son œuvre. Elles lui permettront de déterminer sa vision. Avec ces apports si caractéristiques, ce passeur joue un rôle unique dans le développement de l’art moderne au pays. « Lorsque je suis arrivé d’Europe, écrit Brandtner à Russel Harper en 1963[1], j’avais déjà une très bonne idée de tout ce que l’art peut accomplir. Je connaissais toutes les plus récentes œuvres de Kandinsky, Mondrian, Chagall, Grosz, Klee, Marc, Kokoschka, (…) Beckmann, Pechstein, Feininger, Nolde, (…) Gris, Chirico, Bauer, Picasso, Léger, Matisse, etc. Personnellement, avant de venir au Canada, j’avais été extrêmement intéressé par le cubisme et ses possibilités, par sa texture, sa transparence et ses relations spatiales ainsi que par son rapport possible avec des expériences constructivistes. » Dans cette lettre, Brandtner mentionne la découverte que furent pour lui les idées de Gropius, Bayer, Kandinsky ou Albers. Il dit admirer le Bauhaus bien qu’il n’ait pu s’y inscrire.

À partir de 1934, Brandtner s’intègre sur la scène artistique tout de même plus ouverte et cosmopolite du Montréal d’alors. Brandtner fut le premier artiste à avoir exposé dans notre ville des peintures résolument abstraites. Il le fait en février 1936 lors d’une exposition solo au grand magasin Morgan. L’exposition se tient sous la bannière de la Ligue canadienne contre la guerre et le fascisme. Brandtner milite dans cette association aux côtés de Norman Bethune qui collectionnait ses œuvres. Brandtner reprend le studio-appartement de Bethune sur Beaver Hall laissé libre alors que ce dernier s’enrôle auprès des républicains espagnols en octobre 1936. Membre de Fédération du Commonwealth coopératif (l’ancêtre de ce qui deviendra le NPD en 1961), Brandtner a été un social-démocrate de la première heure. Avec Marian Scott, il donne des cours d’art gratuits. Grâce à cet homme de conviction, des enfants des zones grises de Montréal eurent la chance de peindre, de confectionner des jouets de papier et d’utiliser librement leur imagination.
Outre le Bauhaus, le cubisme et l’expressionnisme abstrait, d’autres sources aussi diverses irriguent son art. On y reconnaît l’inspiration de Picasso, des accents surréalistes et plus tard quelques avancées vers l’abstraction lyrique ou géométrique. Au confluent de ces langages, sa peinture apparaît comme un kaléidoscope. Par cette vision synthétique, Brandtner vise à amplifier l’intensité d’un message, d’une émotion. Cette syntaxe pluraliste veut traduire son époque, ses préoccupations.
Pour cette exposition, Jean-Pierre Valentin a rassemblé au-delà de 35 œuvres. Cette exposition est sans doute la plus significative de l’artiste depuis que le Musée des beaux-arts a consacré en 2004 une présentation à l’importante donation de 44 œuvres de Brandtner collectionnées par Marc Régnier et Claudette Picard.
Une rare aquarelle abstraite datée de 1931 accueille le visiteur. Celle-ci témoigne d’un dynamisme aussi rare que novateur pour l’époque. Les diagonales prononcées y coexistent avec des structures concentriques. Figures in a landscape, un dessin au crayon de 1935, rassemble trois figures nues autour d’un canot sur fond d’île lacustre. On ne peut s’empêcher devant cette composition élégiaque de songer à Beckmann. Open Window rassemble des aires géométriques saccadées sur lesquelles s’appuient des plans de couleurs. Des années 1930, on retrouve bouquets, associations d’objets, pots ou bouteilles proches de la nature morte si typiques de l’École de Paris. Se partageant parfois dans une même œuvre entre figuration et abstraction, Brandtner s’adonne également au portrait et aux scènes urbaines. Dès 1934, comme en témoigne Sixteen Islands Laurentian Mountains, Brandtner développe une vision personnelle et moderniste du paysage canadien. Les formes issues de la nature trouvent écho dans des réseaux linéaires saccadés affirmant ainsi l’autonomie des moyens pastiques face aux exigences du sujet. Ces œuvres, en un tour de force, sont à la fois abstraites et figuratives. Elles traduisent en même temps avec vigueur l’esprit si typique des lieux. « L’artiste d’aujourd’hui, disait Brandtner, doit libérer l’inexhaustible réservoir d’énergie des associations visuelles. » Certaines œuvres se rapprochent d’un certain hédonisme cher à la peinture française de l’entre-deux-guerres. D’autres dévoilent un souci de construction que n’aurait pas renié Braque ou Le Corbusier peintre. Brandtner aime les arbres qu’il transforme en structures abstraites. Il aime aussi peindre et dessiner des chevaux.
Guerre et paix
L’exposition reflète les directions et les facettes parfois imprévisibles qu’emprunte le jeu de ses associations. L’art de cet artiste épris de liberté et d’engagement social se fait parfois le journal des grands événements du XXe siècle. Durant la guerre, Brandtner s’attache à décrire le travail des ouvriers qui produisent armes et munitions. Ses dessins croquent sur le vif les ouvriers à l’usine de la Canadian Vickers. Il célèbre la victoire de 1945 dans une scène jubilatoire. Au détriment de tout accent héroïque ou pompier, cette allégorie joyeuse demeure très humaine. Une encre de 1948 préliminaire à une œuvre monumentale publique sur la paix revenue affiche un optimisme foncier. Ici l’espoir succède à l’apocalypse. Intitulée Post War (1948), ce dessin préparatoire à une œuvre publique montre les progrès technologiques, la prospérité économique et les développements sociologiques heureux du baby-boom associés aux lendemains de la guerre.
Durant les années 1950 et 1960, entre motifs floraux ou paysagistes et compositions abstractisantes, Brandtner jamais ne se range dans le camp des abstraits purs et durs, une tendance dont il était pourtant l’un des précurseurs. Il se coltine et se mesure sans cesse au visible. « Sans la nature pour nous stimuler et nous exciter, nos pouvoirs d’invention seraient vite épuisés. » On a l’impression que ce peintre foncièrement versatile n’arrive pas choisir une voie ou une ligne par trop affirmée. Paradoxalement, c’est en cela même qu’il se démarque, comme il l’a toujours fait, de ses contemporains.
Fritz Brandtner, exposition rétrospective à la Galerie Valentin du 10 au 24 septembre 2011
[1] Cité par Helen Dufy dans le catalogue de l’exposition Le Meilleur des mondes de Fritz Brandtner, Agnes Etherington Art Centre, Kingston, Ontario, 1982, p. 28.
Par René Viau