Pour souligner le 40e anniversaire du décès de l’artiste Jordi Bonet, un texte d’Huguette Bouchard-Bonet écrit en 2013.Mme Bonet nous a quitté en août dernier.
Qu’est-ce qu’une destinée? C’est une force puissante qui réunit certaines personnes dans le but de parcourir un chemin où rien ne pourra changer le plan établi. Au fil du temps, nous connaîtrons le bien-fondé de cette mise en situation.
Malgré l’océan qui séparait Jordi et moi, notre rencontre était prévue. Nos deux personnes représentaient des pays, des cultures et des langues différentes. Malgré tout cela, nous nous sommes reconnus. Dès la minute où j’ai vu Jordi aux Beaux-Arts de Montréal en 1955, j’ai su que mon destin était scellé.
À ses débuts, Jordi a l’opportunité de se faire connaître à Trois-Rivières. Là, il a la chance de rencontrer la famille Gascon, Clément Marchand du Nouvelliste et bien d’autres individus marquants qui réchaufferont son univers, et le mien, par le fait même. Pour survivre, il vend ses toiles et ses dessins (thème de la mère et de l’enfant) de porte en porte. Plus tard, il arrive à Montréal où il fait la connaissance d’une famille extraordinaire : les Jutras. Albert et Rachel Jutras avaient trois enfants, dont Claude le cinéaste, sa sœur Mimi et son frère Michel. Jordi s’est alors trouvé une famille d’adoption. Rachel a un frère, Jean-Marie Gauvreau, le père des métiers d’arts. L’affection de cette famille sera un grand soutien pour nous.
Trois mois après notre arrivée en terre catalane, je me trouve enceinte de notre premier enfant, Laurent. Durant ce voyage, Jordi et son père me font connaître l’histoire de leur pays, nous visitons cathédrales et monuments architecturaux, dont l’œuvre de Gaudi. L’oncle de Jordi, Louis Bonet, architecte, a le mandat à cette époque de poursuivre l’œuvre de Gaudi à la Sagrada Familia. À sa mort, c’est son fils Jordi, qui perpétuera l’empreinte de la famille dans cette grandiose cathédrale.
Par la suite, mon époux souhaite que je découvre la Costa Brava qui, en 1958, ne possède ni hôtel ni touriste. Elle ne se composait alors que de tous petits villages décimés le long de la côte. C’est à Figuera que nous rencontrons Salvator Dali. Lorsqu’il nous voit, il est convaincu que nous sommes frère et sœur par osmose. Jordi, surpris par sa réflexion, lui montre mon ventre rebondi. Ce constat ne le fait point changer d’avis. Dali nous accueille chez lui, à Port Lligat, et mon mari est très impressionné. À ce moment, Dali est à la montée de sa vie d’artiste alors que Jordi est l’artiste en devenir.
Cinq mois plus tard, Laurent vient au monde et nous décidons de revenir à Montréal. Dès notre retour, le problème de survie s’impose toujours à nous. Jordi fait la connaissance de Claude Hinton qui accepte son travail. Jordi expose alors au Salon des métiers d’art ou École des métiers d’art. Il offre au public des vases, lampes et assiettes décorées, des pièces magnifiques.
Peu après cette période, le projet de la Place des Arts lui est proposé. Huit frontons, hommage à Gaudi, seront installés au-dessus des portes menant à la salle de concert Wilfrid-Pelletier. Cette commande fera découvrir le talent de cet artiste et exigera une réorganisation de notre vie : du travail et de l’espace. Mon père, Garcia Bouchard, nous propose d’emménager dans leur duplex et d’installer l’atelier de mon mari dans le sous-sol. Nous vivrons sur la rue Olympia, à Ahuntsic durant sept ans, lieu où mon second fils, Stéphane, et ma fille, Sonia, naîtront.
Jordi obtient de plus en plus de contrats et le sous-sol de mon père ne suffit plus. Il trouve à Pierrefonds un cinéma laissé à l’abandon dans lequel prendra place son atelier et, simultanément, nous décidons de bâtir une maison canadienne au bord de l’eau dans cette même ville. Dès lors, sa carrière est en plein essor.
En 1969, Jean Letarte, réalisateur à Radio-Canada et ami de Jordi, l’invite à se rendre à Mont-Saint-Hilaire. Il veut lui montrer un château en ruine, au bord du Richelieu. Mon époux est séduit par l’endroit, d’autant plus que son but premier est de trouver l’espace nécessaire à la fabrication de ses murales. Les écuries sont en parfait état pour la réalisation future de ses œuvres. Il ne se préoccupe pas du travail colossal qui lui restera à faire pour remettre sur pied le Manoir Rouville-Campbell et l’acquiert en 1969, même époque à laquelle il commence le contrat du Grand Théâtre de Québec.
De 1969 à 1976, Jordi sculpte et exécute de nombreuses murales, enseigne à un groupe d’artistes en devenir qui se prénomme le Groupe pararéaliste. Avant la création de cette bande, Jordi travaille très souvent avec l’architecte Fernand Tremblay qui lui donne l’opportunité d’orner, entre autres, des églises dans la région du Lac-Saint-Jean, coin du Québec qu’il aime particulièrement.
Entre-temps, Jordi et moi cheminons ensemble dans nos domaines respectifs de la création, au rythme du tam-tam de nos cœurs. Puis, mon mari décède le 25 décembre 1979. Je me trouve dorénavant dépositaire de l’ensemble de son œuvre. Mon implication dans le monde des arts, depuis l’âge de 16 ans, fait de moi sa légataire naturelle qui témoigne de la puissance et de la grandeur de son œuvre.
Ma destinée, hors du commun, m’a permis d’être la témoin du travail d’un maître. Mon parcours implique donc la responsabilité de partager ce trésor unique qui nous appartient. Celui-ci représente la force créative et révèle la personnalité de notre peuple unique que le monde doit connaître.
Huguette Bouchard Bonet.
Décembre 2012