Afin de rendre hommage à l’artiste Joanne Corno décédée le 21 décembre, voici un texte publié dans Parcours no 64 à l’été 2008
Nos condoléances à sa famille.
Corno
Le monde des arts visuels ne fait pas toujours dans la dentelle. Les jugements sont parfois (souvent) rapides et sans retour. Les étiquettes, les clans et les chapelles ne se comptent plus. Il y a l’art officiel, celui qui est soutenu, encouragé et mis en place par l’État et les institutions, avec ses vedettes, ses consacrés et ses préférés. Puis il y a les autres. Ceux qui se tiennent en marge, volontairement ou non, du cercle des admis. Leur nombre est considérable et ils se subdivisent en différentes tendances, chacune ayant aussi ses vedettes. Chacun son tag… En bout de ligne, en scrutant à rebours dans notre courte histoire de l’art, on constate que le discernement demeure encore aujourd’hui le meilleur rempart contre les jugements trop émotifs ou sectaires.
Depuis plus de trente ans, Corno fait partie du paysage des arts visuels d’ici et maintenant aussi d’ailleurs. Depuis presque aussi longtemps, sa peinture ainsi qu’elle-même alimentent la controverse dans le milieu des arts visuels. Ces corps nus tronqués, les grands visages de femmes aux lèvres pulpeuses et équivoques ont déjà laissé leur marque. Certains aiment, d’autres non. Aucun artiste ne fait l’unanimité, mais pour Corno, c’est comme à son image, démesuré. Au départ, entendons-nous sur une chose : Corno est une artiste populaire, commerciale dans le sens où l’œuvre doit se diffuser dans le secteur privé. Ce ne sont ni les institutions, ni l’establishment des arts visuels, et encore moins l’État, qui lui ont permis de tenir bon, de croire à ce qu’elle faisait. Vous devinerez qu’il faut énormément de détermination pour s’imposer dans une discipline ou un métier, plus encore quand on a le vent en plein visage et pas beaucoup de mains auxquelles s’agripper, sinon pour se faire repousser. Cependant, dans la population, plusieurs l’admirent et nombre d’entre eux sont de jeunes femmes. Elle est devenue pour plusieurs une icône, un véritable phénomène que les médias – radio, télévision, revues à la mode – s’arrachent. En revanche, les revues spécialisées la boudent. Pourquoi ? Comment expliquer cette situation, ce fossé ? Essayons de faire la part des choses.
Comme dans la vie, l’apparence en peinture demeure le premier contact. Pour le tableau, il s’agit de l’image, du sujet. Puis il y a sous l’image. C’est ici que les choses prennent ou non un véritable sens. Il nous faut alors être en mesure de regarder le tableau sous l’angle de sa réalité picturale, par les paramètres propres au médium de la peinture. Or ce qui fait sursauter les « purs » du milieu des arts visuels est davantage lié aux sujets. Mais il n’y a pas que ça. Sa mise en marché fait également sourciller… L’argent fait peur au Québec, mais ça, c’est une autre histoire… Mais voilà, on parle beaucoup depuis les années 1960 de démocratisation de l’art. De toute évidence, on ne s’entend pas sur ce que cela peut ou doit vouloir dire… Par la force des choses, si vous voulez intéresser un large public à l’art, il vous faut déployer certains moyens. Le marché de l’art international a compris dès la fin de la Seconde Guerre mondiale que les choses avaient changé et que de nouveaux moyens devaient être mis en place, notamment en utilisant à fond les médias spécialisés, les Live Magazine, Paris Match, Vanity Fair de ce monde… Pensez aux musées, aujourd’hui constamment à la recherche de revenus supplémentaires et qui ont inventé il y a un peu plus de vingt ans les méga-événements.
Démocratiser l’art implique obligatoirement l’utilisation d’un langage à la portée du public. C’est ce que fait Corno. Ses sujets rejoignent les gens. On y est sensible ou non. Mais Corno, ce n’est pas que des lèvres pulpeuses et des corps exacerbés. Son éventail est plus large et cependant peu connu, je pense par exemple à sa série sur les chaussures et à celle sur les fleurs. Deux séries plus intimistes et dépouillées qui prennent leur sens essentiellement par la qualité de l’exécution picturale, le sujet étant par sa nature plus discret, la force du traitement est essentielle pour soutenir l’intérêt.
La nature de Corno, celle que le public connaît et reconnaît, demeure son côté excessif : une femme qui prend sa place et qui dérange. Ses corps et ses grands visages traduisent à merveille cette image d’énergie en constante implosion. Corno elle-même est une énergie brute, mais n’oubliez pas qu’il y a derrière cette femme un vécu avec des déceptions, des joies, des rêves, un être qui s’interroge sur le sens à donner à ce qui l’entoure, à ce qu’elle vit. Pour elle, cela se traduit par le mouvement, par un temps présent qui s’avale tout rond. Mégalo, folle, vivante, ambitieuse, talentueuse : les qualificatifs manquent pour la décrire. Si on associe Corno à cette image, elle est aussi une formidable artiste car ne vous y trompez pas, elle sait peindre. Je me souviens de la première fois où j’ai vu ses gouaches monochromes. Des personnages tronqués peints sans filet… la couleur étant absente, ils sont en noir et blanc. Tout repose sur la qualité de l’expression et du traitement. Des œuvres magnifiques, sans artifice. De la bonne peinture. Point.
Avec plus de trente ans de métier, vivant et travaillant à New York depuis maintenant seize ans, Corno a trimé dur pour se faire une place. « Je suis venue à New York pour évoluer, pour apprendre, pour me confronter aux meilleurs. Le niveau de performance ici est malade ! Tout est en perpétuel mouvement. » Corno a sa place et personne ne peut la lui prendre. En entrevue, elle conclut en disant : « mon plus important combat, c’est dans mon atelier que je le fais, si les gens voyaient comment ça se passe, il comprendrait qu’il n’y a rien programmé d’avance ». Quelques jours plus tard, elle partait à Paris pour le vernissage de son exposition. À l’automne, ce sera au tour de New York puis de l’Asie. À Montréal, pas de grande exposition dans un avenir proche, néanmoins plusieurs de ses œuvres sont exposées en permanence à la Galerie Aka, rue Crescent, au centre-ville.
Robert Bernier