La collection Pierre Argillet (1910-2001)
Robert Bernier
Salvador Dali (1904-1989) est l’un des artistes du XXe siècle parmi les plus connus dans le monde. Né en 1904, à Figueras en Espagne, il est de cette génération d’artistes qui, après la Seconde Guerre et ses dévastations, ont vécu l’importante mutation qu’a connu le marché de l’art sans oublier sa fulgurante progression. La société se transforme à une vitesse inouïe. Plus rien n’est comme avant. Les créateurs, les artistes comme les scientifiques sont devenus des stars et, parmi eux, Salvador Dali, qui a utilisé les médias de masse avec force et imagination. Ainsi, une nouvelle façon de voir le monde naissait à travers la société de consommation, la guerre froide, la conquête spatiale, la menace nucléaire, la psychanalyse, etc. Tout cela constituait un terreau particulièrement fertile pour l’esprit surréaliste qui était déjà à l’affût des grandes mutations que connaissait le monde depuis la Grande Guerre de 14-18. Il ne s’agit pas tant ici d’un texte sur Dali ou sur le mouvement surréaliste, mais plutôt sur un de ses héros méconnus : Pierre Argillet.
Prologue
Journaliste, photographe, collectionneur, amateur d’art, éditeur et entrepreneur, Pierre Argillet était doté d’un flair et d’un jugement extraordinaires, ce qui l’aura guidé dans une vie formidable où l’amitié avec de grands artistes auront été autant de détonateurs d’idées et d’initiatives. Et peut-être tout particulièrement celle qu’il a entretenue avec Dali jusqu’à la mort de ce dernier en 1989.
Issu d’un milieu modeste, son père a disparu à sa naissance et sa mère avait une chemiserie. Rien ne préparait au départ Argillet à la grande aventure du surréalisme. Curieux de nature cependant, son esprit vif lui fit vivre un premier grand choc en découvrant Les Chants de Maldoror du comte de Lautréamont (1846-1870) (Isidore Lucien Ducasse de son vrai nom), cet auteur de génie qui, bien que décédé en 1870 à l’âge de 24 ans, sera l’un des grands inspirateurs du mouvement Dada (1916) puis du surréalisme (1924). Dali illustrera Les Chants de Maldoror de 42 gravures, en 19341. La publication, par les Éditions Skira, prévoyait initialement un tirage de 200 exemplaires : il n’y en aura finalement qu’une soixantaine d’imprimés en raison de difficultés financières. En 1971, Pierre Argillet achètera les 42 plaques originales du projet initial et Dali y ajoutera huit nouvelles estampes. La publication regroupa ainsi un total de 50 estampes, lesquelles furent rééditées (les 100 et quelques exemplaires non imprimés à l’origine) par Pierre Argillet et Albert Skira (1904-1973) en 1973.
Mais revenons un instant aux prémices de l’aventure de Pierre Argillet autour du surréalisme. Avant la Seconde Guerre, le hasard met sur sa route l’écrivain Fred Bérence qui avait ses entrées chez les surréalistes de la première vague. C’est à cette époque qu’il fait la rencontre de plusieurs artistes phares de ce mouvement, notamment Dali. Quand la guerre éclate en 1939, plusieurs de ses sympathisants, dont Salvador Dali, quittent pour les États-Unis. Il ne reviendra en Europe qu’en 1949.
Salvador Dali et Argillet
Antimilitariste, Pierre Argillet passe la guerre dans les montagnes. Devenu journaliste et photographe2, il quitte pour le Maroc à la fin de la guerre. Lorsqu’il revient en France au début des années 1950, il entend par hasard à la radio un homme remarquable, qu’il ne connaissait pas encore et dont il fera plus tard plusieurs photos : Gaston Bachelard3 (1884-1962). Son esprit et son être entier en furent transformés. Si bien que d’une certaine manière, cela le préparait à vivre pleinement « l’expérience » du surréalisme qui allait suivre. Sa grande sensibilité et son sens aigu de l’observation allaient faire le reste et guider son chemin.
De retour à Paris, il fait dans l’immobilier tout en devenant éditeur avec sa conjointe Geneviève. Près des surréalistes, ils publient, en 1959, une première édition groupée incluant plusieurs artistes du mouvement tels que Leonor Fini et Dali (et plusieurs autres). Mais devant les nombreuses dissensions, discussions et tribulations des artistes entre eux, ils préfèreront dorénavant produire des éditions séparées. Débute alors le travail avec Dali autour de la publication de Mythologie (1960-1964). Une complicité qui donnera naissance au total à près de 200 œuvres éditées selon des tirages variant entre 50 et 300 exemplaires. Ainsi, suivront Tauromachie, Hippies (inspirées de photographies de Pierre Argillet prises lors d’un séjour en Inde et sans cadrage, en tenant son appareil contre son ventre), La Vénus aux fourrures, Mao Tsé Tung, Les Chants de Maldoror (2e édition) et plusieurs autres dont des éditions individuelles. En 1973, Dali, alors âgé de près de 70 ans, décide qu’il n’allait plus graver et que, dorénavant, il n’éditerait que des photolithographies, ce à quoi Pierre Argillet s’est opposé. Leur collaboration pour la gravure cessa mais celle autour de la tapisserie débuta. À cette époque, chacun avait le projet d’un musée (Dali sur son œuvre à Figueras où il repose aujourd’hui dans la crypte) et Pierre Argillet sur les surréalistes au Château Vaux-le-Pénil4, qu’il venait d’acquérir. Ils s’aperçurent tous les deux qu’ils n’avaient ni l’un ni l’autre d’œuvres de grand format. L’idée de réaliser des tapisseries autour de l’œuvre du maître avec la collaboration d’une grande maison à Aubusson, l’Atelier Raymond Picaud, se concrétisa alors. Ces réalisations révèlent d’ailleurs une autre facette de Dali, celle de ses échanges avec les tisserands. Treize tapisseries seront réalisées, toutes tirées à 6 exemplaires plus 2 épreuves d’artistes, le temps de réalisation peut être long de par la technique ancestrale préconisée et la qualité exceptionnelle de l’exécution. Plusieurs exemplaires sont d’ailleurs toujours sur le métier…
L’exposition de Montréal
Depuis le décès d’Argillet en 2001, c’est sa fille, Christine, qui dirige la destinée de la collection de son père. Pianiste concertiste, partageant son temps entre Paris et Los Angeles, Christine Argillet, que son père amenait chez les plus grands artistes chaque dimanche, s’occupe aujourd’hui à plein temps de la collection.
Elle rencontre, à Houston, Guy Bourget et Nicole Bourré, les propriétaires de la Galerie Ambiance, dans le Vieux-Montréal. Rapidement, le projet de présenter une exposition autour de la gravure de Dali prend forme. Dali est un grand nom, mais le pari demeure risqué en raison de la réputation de la gravure de Dali. Réputation entachée par la contrefaçon agressive dont a été l’objet l’estampe de Dali qui, dans les années 1970, avait produit un retentissant scandale. Cette exposition constitue une excellente occasion pour mettre les pendules à l’heure. Cette initiative tend à remettre en perspective sa pertinence. L’œuvre gravé de Dali est important dans l’ensemble de son travail et les gravures de la collection Argillet sont certifiées authentiques à 100 %. Aussi, les œuvres contrefaites sont pour la plupart endiguées et celles qui ne le sont pas sont bien connues.
Dali à Montréal
jusqu’au 9 novembre
Galerie Ambiance
81 Rue Saint Paul Ouest, Montreal, QC H2Y 3R1
514 396-6670
- 1934 est également l’année de la rencontre entre Salvador Dali et Pierre Argillet, bien que leur amitié n’ait pris son véritable élan qu’à la fin des années 1950.
- Comme photographe, Pierre Argillet a pris des centaines de photographies avec son Rolex 6 x 6 d’artistes et de créateurs de grande renommée dont Pablo Picasso, Jean Cocteau, Leonor Fini, Hans Hartung, Tristan Tzara, Marcel Duchamp, André Breton, Gaston Bachelard et Hans Bellmer pour ne nommer que ceux-là.
- Épistémologue reconnu, il est l’auteur d’une somme de réflexions liées à la connaissance et à la recherche scientifique. Il invente ce qu’il appelle la « psychanalyse de la connaissance objective », inspirée par les travaux de Jung, qui introduit et étudie la notion d’obstacle épistémologique : ce sont des obstacles affectifs dans l’univers mental du scientifique et de l’étudiant, obstacles qui les empêchent de progresser dans la connaissance des phénomènes. Dans la Philosophie du non, il analyse des exemples tirés de la logique, de la physique ou encore de la chimie.
Bachelard renouvelle l’approche philosophique et littéraire de l’imagination, s’intéressant à des poètes et écrivains (entre autres Lautréamont, Edgar Poe, Novalis), au symbolisme ou encore à l’alchimie.
Il interroge alors les rapports entre la littérature et la science, c’est-à-dire entre l’imaginaire et la rationalité. Ils peuvent être conflictuels ou complémentaires. Une image au fort pouvoir affectif provoquera des illusions pour le scientifique (l’image du feu par exemple pourra obstruer la connaissance de l’électricité). Mais cette même image produira en littérature des effets inattendus et surchargés poétiquement : son pouvoir de fascination sera très important (chez Novalis ou Hölderlin par exemple pour l’image du feu). La rêverie poétique « sympathise » intimement avec le réel, tandis que l’approche scientifique est « antipathique » : elle prend ses distances avec la charge affective du réel. L’imagination pourra cependant aider à la construction des modèles scientifiques. Source : Wikipédia.
- Pierre Argillet fait l’acquisition du Château Vaux-le-Pénil en 1973. Il ouvre quelques années plus tard son musée sur le surréalisme. Trouvant la tâche trop astreignante en raison du nombre élevé de visiteurs, il le ferme et choisit plutôt de faire voyager ses œuvres de par le monde. Féru d’histoire, il publie un premier tome sur un héros occulté de la Révolution française, Emmanuel Fréteau, intitulé La bataille des droits de l’homme, édité en 1998. C’est le père de ce dernier qui fit construire le Château Vaux-le-Pénil, où il vécut. Fréteau fut guillotiné le 14 juin 1794.
Pierre Argillet y a offert de somptueuses réceptions. Une anecdote qui en dit long : déçu du manque d’imagination et de la grande froideur des obsèques de son ami Salvador Dali, il a préparé pendant plus de six mois une grande fête surréaliste en son honneur avec, entre autres, animaux exotiques et montgolfières… Il est inhumé au château à côté d’Emmanuel Fréteau.