Sticky wickets, voila une expression britannique qualifiant les situations délicates, les terrains glissants sur lesquels il vaut mieux ne pas trop s’aventurer.
Comme majordome, où le lieu de travail est la résidence privée de votre employeur, il faut bien sentir où se situent les lignes invisibles à ne pas franchir, les sujets à ne pas aborder, les questions auxquelles on ne peut répondre directement. Un exemple ?
C’est soir de gala. Madame doit aller rejoindre son époux pour une soirée de bienfaisance. Elle s’est préparée une partie de la journée, elle porte une (très belle) robe du soir, des bijoux précieux. Elle est professionnellement coiffée et maquillée, et enfin prête à partir. Vous êtes au pied de l’escalier où vous l’attendez avec son manteau. Une voiture attend devant la porte. Elle paraît sur le palier et vous demande avec un large sourire : « Richard, comment me trouvez-vous ? »
Sa question parait légitime, elle sait qu’elle est au sommet de sa forme et de son apparence, mais elle vous connaît et veut obtenir la confirmation que tout va bien.
Allez-vous répondre et que répondrez-vous ? La vérité est qu’elle est éblouissante (et de surcroît très belle). Alors, qu’allez-vous dire ? Cher lecteur, la question s’adresse maintenant à vous : allez-vous lui dire la vérité : « Madame, vous êtes éblouissante » et ajouter : « et très belle » (puisque c’est la vérité) ?
Vous êtes tenté, n’est-ce pas ? Mais, tiens, je vous sens douter … Peut-être direz-vous seulement : « vous êtes éblouissante » ou bien « vous êtes très belle ». Est-ce là votre réponse ?
Si vous optez pour l’une ou l’autre de ces réponses, je vous dirai : « attention, danger ».
Je vois que vous pressentez un piège. Vous hésitez. Peut-être déciderez-vous de ne rien dire en faisant semblant de ne pas avoir entendu la question. Mais la situation ne vous y autorise pas, vous êtes là, au pied de l’escalier, elle vous regarde et attend une réponse. Vous êtes un peu mal, vous sentez vos paumes devenir moites et vous restez muet…
Mais elle, elle ne l’entend pas de cette manière et repose la question : « Comment me trouvez-vous ? » Son ton est celui de quelqu’un qui veut une réponse. Embêtant, n’est-ce pas ? Vous allez bien devoir répondre quelque chose.
Vous êtes le majordome, vous veillez à ce que l’harmonie règne dans le domicile, que tout se passe bien et présente au mieux. Madame s’apprête à sortir, elle veut partir confiante et en sécurité quant à son apparence, elle pense bien avoir tout réglé, et vous qui avez le sens du détail, vous pouvez valider son sentiment, à moins qu’il n’y ait un problème qu’elle n’ait pas vu… Bref, elle vous demande votre avis professionnel.
Comme vous êtes un professionnel, vous savez bien qu’en matière d’apparence vous ne devez pas passer de commentaires sur votre employeur, les membres de sa famille ou les invités et les convives qui entrent dans sa demeure. Et là, en plus, c’est de la femme de votre employeur qu’il s’agit.
Avez-vous vu le film de Kazuo Ishiguro qui s’intitule The Remains of the Day (le film a été traduit en français sous le titre Les vestiges du jour) ? Dans ce film, l’excellent acteur britannique Anthony Hopkins incarne Stevens, le butler de Lord Darlington, une famille aristocratique anglaise à la fin des années trente.
Imaginez-vous sous les traits de Stevens ou bien soyez votre propre personnage et essayez d’évaluer correctement la situation sur le plan de l’étiquette et de la diplomatie. Se taire et ne rien dire n’est pas une option, nous l’avons vu précédemment. Madame vous a posé la question deux fois et s’apprête à le faire encore si nécessaire.
Résumons : on vous pose une question où la réponse vous amène à qualifier l’apparence d’une personne qui vous emploie. Quelles sont les options qui s’offrent à vous ?
1 a) Dire la vérité : « vous êtes éblouissante ».
Comme professionnel, vous n’êtes pas payé pour être ému ou troublé par l’apparence de votre employeur ou celle des membres de sa famille, un peu comme un médecin qui trouverait ses patientes « éblouissantes ».
1 b) Dire la vérité : « vous êtes très belle ».
Cette option est pire que la première. Vous passez un jugement esthétique sur votre employeur ou sur un membre de sa famille. Bien que le jugement esthétique soit positif, vous n’êtes cependant pas autorisé à vous exprimer sur ce plan dans le cadre de vos fonctions. Imaginez si madame laissait tomber à son mari, même de façon anodine : « le majordome me trouve belle » ou « Stevens me trouve éblouissante ». Pouvez-vous imaginer les problèmes potentiels que cela pourrait créer ?
Ce qui est en jeu ici, c’est le lien de confiance étant donné l’intimité liée au cadre de la fonction – le lieu de résidence de l’employeur –, et le fait que la relation met en présence des personnes de sexe opposé.
Si le majordome était une femme, certaines le sont de nos jours, il n’y aurait aucun problème. Il n’y aurait pas de problème non plus si la question était posée par son employeur : « Stevens, comment me trouvez vous ? » Il ne répondrait pas : « éblouissant, etc. », mais répondrait facilement et simplement : « vous êtes très élégant ».
Mais revenons à notre situation et tâchons de trouver la bonne réponse. Répondre : « vous êtes OK, c’est correct ou super », en esquissant quelques pas de hip-hop, ne sont pas non plus de bonnes réponses…
La bonne réponse consiste à répondre : « c’est bien ».
« Seulement cela ? », me direz-vous (je vois votre moue).C’est d’un banal consommé, n’est-ce pas ? Vous avez raison. Madame pense de même. Elle vous regarde en répétant et en affichant un air mi-amusé, mi-inquiet : « C’est bien. C’est seulement bien Richard ? »
Je répèterais : « c’est bien », mais cette fois avec un hochement de tête approbateur et une expression du visage qui confirmerait l’approbation, peut-être même en appuyant sur le mot bien mais je n’en dirais pas davantage.
Madame conclura deux choses de cela : la première est qu’elle n’obtiendra pas de compliment ni de jugement esthétique à son endroit et la seconde qu’elle peut sortir confiante, tout va bien, il n’y a rien qui cloche.
Même à notre époque actuelle, infiniment plus libérale qu’avant, c’est la façon moderne de transiger dans une situation équivoque, en apparence anodine, mais qui pourrait facilement et rapidement avoir des conséquences fâcheuses pour le majordome, voire lui coûter son poste.
Est ce que Stevens approuverait cette réponse ? Oui, sans doute, surtout qu’à cette époque jamais madame ne lui aurait posé cette question, les rapports hommes-femmes étant beaucoup plus rigides et codifiés. Dans nos sociétés libérales, de nos jours, ces barrières sont tombées et nous sommes en apparence moins rigides, mais d’autres lignes invisibles sont néanmoins bien présentes comme des faisceaux laser qui gardent les valeurs dans les banques et les musées. Pour Stevens, la dignité de sa fonction de butler était la chose la plus importante, mais ce caractère formel est à toutes fins utiles disparu et ne sied guère à l’ethos de notre époque.
Ce qui est resté intact cependant, ce sont les principes fondamentaux, ce que le Tao et la sagesse chinoise nous a enseigné sous les noms de maintien et de contenance. Pour les adeptes du Qigong (dont je suis), le maintien relève de la posture Yang et la contenance, du fait de bien s’asseoir, de la posture Yin. Où s’asseoir, à quelle place et comment a donné naissance à la bienséance (bien-séance) et la posture, au maintien, à la droiture, à l’homme droit, gishi, comme disent les Japonais, en faisant référence à la droiture et à la rectitude comme vertu chevaleresque. Pour les taoïstes, quand il y a un bon rapport entre le maintien et la contenance, on considère qu’il y a harmonie et capacité de régénération. Se maintenir libre et droit et contenir l’unité en profondeur sont les garants de la rectitude. C’était valable il y a deux mille ans et c’est valable à l’heure actuelle.
Trouvez-vous cela un peu ésotérique ? Dans la prochaine chronique nous serons plus terre à terre en abordant d’autres sticky wickets, plus gratinés cette fois, comme par exemple : quoi dire quand madame s’apprête à sortir et vous demande votre avis sur un (horrible) chapeau qu’elle porte fièrement ou, pire encore, si elle est affligée d’une haleine de cheval… Vous pouvez déjà commencer à y réfléchir.
D’ici là, je vous invite à visiter mon blogue : richardsagala.wordpress.com. Et il me fait toujours plaisir de vous lire : richard.sagala@me.com.
Sticky Wickets est une expression empruntée au cricket où la balle effectue de faux bonds sur un terrain inégal ou en mauvais état.
« La rectitude est l’ossature principale qui assure la fermeté et permet de se tenir debout et droit. Sans épine dorsale, la tête ne pourrait se maintenir, ni les mains se mouvoir, ni les pieds supporter le corps. Ainsi, sans la rectitude, ni le talent, ni le savoir ne peuvent faire d’une carcasse humaine un chevalier. Si l’on cultive sa rectitude, le talent et le savoir sont secondaires. » Extrait du Bushido (Japon, 1616).