Point de rencontre est le titre d’un tableau de Jean-Paul Riopelle (peint en 1963). Ce dernier a été un grand ami de Champlain Charest, de 1968 à sa mort, en 2002. Deux êtres d’exception par leur stature, par leur caractère et surtout par leur volonté d’aller plus loin, plus haut, d’aller toujours jusqu’au bout d’eux-mêmes. Pas de demi-mesure ici. Pourquoi pas ? La vie vaut bien ça, non ?
Champlain Charest est connu pour sa passion pour le vin. Sa cave, aujourd’hui composée de plus de 35 000 bouteilles, renferme des crus prodigieux. Depuis 1988, l’année où il a reçu pour la première fois le Grand Award du prestigieux magazine Wine Spectator – la plus grande distinction de cette mythique publication sur le vin –, il l’obtient chaque année sans interruption. Mais la passion chez Champlain Charest se conjugue au pluriel : chasse, pêche, arts et artistes, bonne table, voyages, médecine, pour ne nommer que ces passions, sans négliger les gens. Champlain aime les gens. Il aime particulièrement les passionnés. Qui se ressemble s’assemble, dit l’adage…
Point de rencontre tire aussi tout son sens du fait que pour Champlain Charest, comme pour Jean-Paul Riopelle, les rencontres sont importantes. Elles ont été cruciales dans leur choix de vie et dans le déroulement de leur vie. Comme pour chacun d’entre nous, le destin se trace au gré des gens que l’on croise sur notre chemin et des choix qui en résultent. Certaines jonctions constituent des révélations, d’autres non, tout prend son sens dans le présent et ce sera le futur qui nous procurera une nouvelle lecture du passé. Dans l’absolu, tous les choix sont bons, c’est le temps qui en révèle leur pertinence ou non. Il y a ni bien ni mal, que l’expérience et notre capacité ou non, d’en tirer profit…
Voici donc pour ce premier numéro sur les passionnants passionnés (qui seront au nombre de quatre et qui souligneront les vingt ans d’existence de la revue) le parcours de Champlain Charest, un homme d’exception.
L’enfance
Tout commence en 1931. Il naît sur une ferme à Sainte-Hélène-de-Kamouraska, dans le Bas-du-Fleuve. Le goût pour la médecine lui vient très tôt. Jeune enfant, il avait remarqué, à la messe, que le médecin du village quittait souvent la cérémonie en carriole pour aller soigner des malades. L’image. On se construit par des images et certaines sont plus enracinées que d’autres. Elles correspondent à notre être sans que l’on puisse savoir comment. C’est comme ça. Champlain Charest avait décidé à cet instant qu’il serait médecin. Cependant, ce genre de réflexe d’enfant tombe souvent dans l’oubli après quelques années. Ce n’était pas le cas de Champlain, pour qui, venant d’un milieu modeste, un tel rêve n’avait rien d’une certitude.
Il a été pensionnaire pendant sept ans au collège de Sainte-Anne-de-La-Pocatière. Une expérience qu’il a vertement détestée. Il raconte que c’est là qu’il est devenu libre penseur. Il n’accepte pas facilement l’autorité, surtout si elle s’impose sans nuance…
Après, il poursuit ses études au collège Sainte-Marie. Il habite avec un cousin débardeur, métier qu’il exercera pendant ses études. Le climat est léger parce qu’il est libre. « Je me suis réconcilié avec la vie. » Le collège est tout près de la Main où il aime déambuler et voir la stripteaseuse Lili St-Cyr. Le bonheur, quoi !
La médecine
Le cours classique terminé, il entre en médecine à l’Université de Montréal en 1953. C’est un premier de classe. On devine la volonté et l’ambition, c’est un moteur pour lui. S’affirmer est son mot d’ordre. Son seul loisir, c’est écouter l’opéra le samedi après-midi tout en étudiant, quand il n’est pas dans le port de Montréal à travailler comme débardeur ou sur les trains pendant l’été où il fait les lits et l’entretien des cabines.
Il se marie avec Réjane St-Pierre en 1957. Arrive le premier enfant en 1959, Marie-Claude. Une fois les études terminées à Montréal, la famille quitte pour Washington pendant six mois afin qu’il complète ses études en radiologie puis à Boston à l’université Harvard où ils resteront 2 ans.
Ils reviennent ensuite à Montréal. Il a un emploi assuré à Harvard, mais c’est compliqué. Les « locaux » veulent le poste, il n’a pas le goût de se battre, d’autant qu’ils en sont à leur troisième déménagement en peu de temps et on lui fait une alléchante offre à Montréal. L’Hôpital Saint-Luc vient d’inaugurer un nouveau département de radiologie. En 1964, Marie, sa deuxième fille, vient de naître. Ils restent donc à Montréal.
André Légaré, l’initiateur
Déterminante fut la rencontre avec André Légaré. Il fera comme Champlain partie de l’équipe du nouveau département de radiologie de l’hôpital dirigé par le Dr Arthur Vallée. La construction et les appareils sont neufs, tous les espoirs sont permis. L’équipe comprend aussi le Dr Halim Mheir. En 1965, les radiologistes de Saint-Luc ouvrent le premier bureau privé Vallée et associés radiologistes, boulevard Dorchester (aujourd’hui boulevard René-Lévesque).
André Légaré avait fait un an à l’hôpital Necker Enfants malades à Paris. C’était un homme d’une intelligence et d’une culture supérieures. Mondain, lors de son séjour à Paris, il côtoyait des connaisseurs en vin, en art, en musique… Il avait plusieurs intérêts en dehors de la médecine. Déjà à l’époque, il possédait une belle collection de vins, vivait avec des Borduas, des Riopelle, entre autres. Et puis André Légaré est un fin connaisseur d’opéra. Il se rend d’ailleurs régulièrement au Metropolitan Opera de New York où, raconte-t-on, il pleure à chaudes larmes. Un érudit, un sensible, sans contredit un épicurien. Champlain est tombé sur un boulimique de la vie comme lui. Il est fasciné. Il apprend.
Légaré et Charest font ensemble la tournée des galeries d’art, des artistes et des collectionneurs. Les premiers vins qu’il boit sont les vins de la cave de Légaré, des Château d’Yquem, des Romanée Conti, des Lafite, des Latour… Son goût n’est pas fait, ni en vin, ni en art, mais l’équipe de radiologistes dont il fait partie sont tous des passionnés. À la pause, on parle de vin, de peinture et d’opéra… « J’ai assez manqué de tout, si maintenant je peux profiter des belles choses de la vie… »
Son premier tableau est un Marc-Aurèle Fortin qu’il acquiert par l’entremise de Jean Allaire (cofondateur en 1994 de l’ADQ). Il est avocat, cousin d’André Légaré et collectionneur lui aussi. Nous sommes en 1964 et le coût de la transaction est de 300 dollars. Il s’agit d’un paysage de Sainte-Rose qu’il revendra une quinzaine d’années plus tard 20 000 dollars…
Un midi, il va en compagnie d’André Légaré au Musée des beaux-arts de Montréal. Ils y voient le tableau Abitibi de Jean-Paul Riopelle et Étoile noire de Paul-Émile Borduas. Ils sont fascinés par ces œuvres majeures. Riopelle est déjà au Zénith et la renommée de Borduas n’est plus à faire. André Légaré lui dit à propos de Riopelle : « oublie ça, il est trop connu et trop cher maintenant ». Ils retournent travailler. Une autre rencontre déterminante est en dormance…
Jean-Paul Riopelle
Champlain Charest construit sa maison sur les rives du lac Masson en 1966. C’est à cette époque qu’il fait la rencontre de Gérard Beaulieu, ingénieur de profession, collectionneur important et grand ami de Jean-Paul Riopelle. Il habite à l’Estérel. À l’époque, Champlain Charest a peu de tableaux et quand Gérard Beaulieu lui montre pour la première fois sa collection, constituée, entre autres de sculptures de Lynn Chadwick, Armand Vaillancourt, de tableaux de Jacques Hurtubise, Jean-Paul Riopelle, Philippe Dallaire, Paul-Émile Borduas, sans compter qu’il aidait aussi les jeunes, Champlain est fasciné. Sa passion pour l’art se confirme.
En 1968, il doit se rendre en Suisse et en Suède pour étudier une technique de médecine. Gérard Beaulieu lui offre de profiter de l’occasion et de venir avec lui rencontrer Jean-Paul Riopelle à Paris. Ils conviennent comme point de rencontre de l’Hôtel Lutetia, boulevard Raspail dans le VIe. De là, ils rendront visite à l’artiste avec leurs conjointes. Le frère de Gérard Beaulieu, Paul-Vanier, habite Paris à cette époque, rue Campagne-Première, à Montparnasse.
La rencontre avec Riopelle a lieu à son atelier de Vanves, en banlieue de Paris. Il y avait dans l’atelier plusieurs de ses grands collages qu’il avait exposés à Québec l’année d’avant. Aussi, un tableau qui s’intitulait Sainte-Marguerite. Il est impressionné. Un autre ressemble à une carte géographique du Canada. Spontanément, il demande s’il est à vendre. Il reçoit un coup de coude sans équivoque de son ami Gérard qui lui dit à l’oreille : « espèce de colon, ça se demande pas, une chose comme ça ».
Le soir, tout le monde se rend au bar préféré de Jean-Paul, Le Rosebud, 11bis, rue Delambre, à Montparnasse (il existe toujours). La boisson préférée de Riopelle est le Black Velvet, un mélange de bière noire et de champagne… Tout le monde s’y met… Si bien qu’à un moment, Gérard Beaulieu, sa conjointe et Réjane, la conjointe de Champlain, déclarent forfait et rentrent à l’hôtel. Champlain et Jean-Paul eux, continuent, trinquent encore, se racontent leur vie, un a été palefrenier, l’autre débardeur… À deux heures du matin, Jean-Paul lui lance son défi favori, le tir au poignet. Quelques minutes plus tard, ils se retrouvent les deux face à face, au beau milieu de la rue Delambre, couchés à plat ventre pour la compétition… « Si tu me renverses, le tableau que tu voulais, il va être à toi. » Champlain gagne. Jean-Paul tient parole et lui donne l’œuvre.
Le lendemain, encore sur un nuage, Champlain Charest se rend à la galerie Maeght, qui représente l’artiste, et achète à crédit le tableau Sainte-Marguerite.
Lors de ce même voyage, il rencontre Joan Mitchell et visite l’atelier de Paul-Vanier. Il est tellement excité par sa partie de tir de poignet et par sa rencontre avec Riopelle (sans oublier le tableau gagné, à bout de bras…) qu’il garde peu de souvenirs du reste…
Un compulsif
Un radiologiste gagne 12 000 $ par année en 1966. Et Champlain ne se prive de rien. Vraiment rien. Tableaux, sculptures, vins, voyages… Souvent, il le fait à crédit. « Tout le vin, c’est du gambling parce que j’avais pas les moyens de l’acheter ! » Il se dit qu’il arrivera bien à payer et comme il est un gros travailleur, en plus de son salaire de médecin associé à l’Hôpital Saint-Luc, il fait ce qu’il appelle la run de lait. En allant travailler en région éloignée, il pouvait augmenter ainsi ses revenus. La semaine, il travaille à temps plein à Saint-Luc et la fin de semaine, il part en autobus, il arrive qu’il ne reste plus de places assises, alors il fait le voyage accroupi dans l’allée jusqu’en Abitibi, à Malartic, La Sarre…
Champlain se décrit comme un compulsif qui s’assume. Il mord dans tout et a envie de beaucoup, mais il faut de l’argent.
L’aventure du bistro
Le Bistro à Champlain tel qu’on le connaît aujourd’hui a eu une enfance tumultueuse… Nous sommes en 1974. Jean-Paul Riopelle avait passé tout le temps des fêtes à l’Estérel. Il vient de se faire construire sa maison-atelier sur les rives du lac Masson, à côté de la maison de son ami Champlain Charest. Il devait partir à la messe de minuit, comme il aimait à dire, parce qu’il y avait personne dans l’avion… Mais cette année-là, il n’est pas parti à la messe de minuit. Il alla plutôt manger des peppermints avec le père Lavigne. Un homme de 83 ans qui tenait le magasin général du village. Le père Lavigne racontait que ses enfants voulaient vendre et qu’ils avaient trouvé un acheteur qui voulait tout raser pour construire un motel… Riopelle retourne en France et une semaine plus tard, il appelle Champlain : « On peut pas laisser faire ça ! Va l’acheter ! » « Jean-Paul m’avait signé une procuration pour que je puisse régler ses affaires ici, sans soucis. J’ai rencontré le père Lavigne et on s’est entendu pour 65 000 $ tout en lui permettant de continuer d’opérer son magasin général le temps qu’il voudra. » Riopelle et Charest sont donc devenu propriétaires du magasin général. Le père Lavigne meurt un peu de temps après la signature de l’entente…
Jean-Paul Riopelle passe depuis des années beaucoup de temps au restaurant. Quand il vient au Québec, lui qui déteste être seul, manque d’activité. Champlain l’amène partout et même à l’hôpital quand il travaille. Dans la région de l’Estérel, il manque de restaurants aussi… Il aimait le vin, Champlain Charest aussi. Ils décident d’ouvrir un restaurant dans l’ancien magasin général. Jean-Paul Riopelle décide du nom, Le va-nu-pieds, parce qu’historiquement les riches étaient à l’Estérel et les pauvres à Sainte-Marguerite…
Les critiques sont excellentes et les gens viennent. Riopelle avait déniché comme chef un professeur de l’Institut d’hôtellerie. Un grand coup ! Madeleine Arbour s’occupe des rideaux… Ça marche fort. Quelques semaines passent et devant le succès, le chef demande une augmentation. Champlain dit non. Il part… Il faut recommencer.
Riopelle déniche un autre chef dans un restaurant de Vétheuil, en France, qu’il aime bien. Le nouveau chef arrive avec femme, enfants et bagages. Ils resteront un peu plus de deux ans. Champlain Charest cherche une formule gagnante. Il perd beaucoup d’argent. Il trouve un autre chef qui partage son temps entre l’Hôtel l’Estérel et le restaurant, mais rien n’y fait. Il essaie plusieurs formules, sans succès.
En 1981, c’est l’année des grandes ruptures…
Lui et Réjane se laissent, il est en faillite technique. Il vend le restaurant, mais n’est jamais payé, le reprend et le ferme définitivement. Il vide tout, coupe l’eau et part travailler dans l’Ouest. Pas question de faire faillite, il va travailler deux fois plus fort. C’est aussi la rupture avec Jean-Paul Riopelle. Jean-Paul qui passe sa vie au restaurant demeure fidèle à ceux qu’il apprécie même si cette fidélité doit passer par des infidélités… Il aimait beaucoup le premier chef du restaurant, celui qu’il avait été cherché à l’Institut d’hôtellerie… Quand il a quitté le bistro, ce chef avait ouvert son propre restaurant à Sainte-Adèle. Jean-Paul aimait y aller. Champlain le prend personnellement. Pendant plusieurs années, ils se parleront peu… et se verront à peu près pas.
Le temps passe. Champlain se refait une santé financière et il s’ennuie d’avoir un restaurant. Il est toujours propriétaire de l’ancien magasin général. En 1987, il ouvre le Bistro à Champlain avec sa conjointe Monique Nadeau. Une nouvelle ère débute. C’est la grande ouverture. Jean-Paul Riopelle y sera.
Marqué par son expérience passée en restauration, Champlain Charest avait trouvé une formule qui lui permettait de ne pas perdre de nourriture. Il allait offrir de la cuisine sous vide. Très tendance en Europe, la cuisine sous vide était vue ici avec suspicion, même (surtout) chez les chroniqueurs culinaires. Il dut rapidement se raviser et revenir à une formule de cuisine plus traditionnelle. En 1988, quand il reçoit le Grand Award du magazine Wine Spectator, il entreprend la construction de la cave à vins. Un grand chantier. On ne construit pas n’importe comment une cave qui contiendra plus de 30 000 bouteilles. Quelques années auparavant, il avait acheté tout l’aménagement de la première maison des vins quand elle avait déménagé. Il s’agissait de plusieurs grands panneaux et de tablettes en verre et de grands miroirs. C’est ce qui lui servira d’aménagement pour sa cave en utilisant les miroirs au plafond, ce qui a eu pour effet de considérablement « ouvrir » l’espace. Il utilise l’ancienne cave du magasin général comme introduction à la nouvelle, faite de béton armé et construite pour résister au feu. Le Bistro à Champlain fait sa place comme grande table et sa réputation s’établit avec panache.
François Chartier devient le sommelier du Bistro. Les gens l’apprécient beaucoup et chaque fois qu’il conseille un vin, c’est un grand spectacle ! Le Bistro à Champlain est définitivement sur les rails… La suite dans le prochain numéro.
Voici le deuxième article sur la vie de Champlain Charest, médecin radiologiste, collectionneur d’art, passionné de vin, fou de la pêche, amoureux de la chasse, des autos, de la nature, restaurateur émérite… Tout simplement ou complètement épicurien qui aime la vie et que la vie aime aussi de toute évidence…
Chasse et pêche
Jean-Paul Riopelle, un grand ami de Champlain Charest ne pouvait se lier d’amitié avec quelqu’un ou devenir amoureux d’une femme si cette personne ne savait pas moucher… La pêche aura été un point de rencontre majeur entre les deux hommes. Et une chose est certaine, la vie de Champlain Charest aurait été très différente sans la pêche, voire impossible. Une véritable passion parmi ses (nombreuses) autres où les aventures sont innombrables, souvent incroyables et pourtant, ce ne sont pas des « histoires de pêche », mais de réels récits qui feront parties de sa légende. Et je n’exagère pas. Pas assez !
Le Grand Nord
Enfant du bas du fleuve, il s’initie tôt à la pêche en allant taquiner l’éperlan, la loche, la plie et l’anguille. Vers l’âge de six ans, il va à la chasse au petit gibier avec un de ses oncles, « il m’amenait en bicyclette ». Toutefois, sa passion va prendre une autre dimension quand, en 1974, il fait l’acquisition de son premier avion, un Cesna 172, immatriculé, CF-ZWT (zulu, whisky, tango… ce qui faisait bien rigoler Jean-Paul Riopelle). « Là, on a commencé à faire des excursions plus souvent. Nous étions plus libres de nos mouvements. » Avec Riopelle, il fera plusieurs expéditions dans le Nord (et le Grand Nord) plusieurs autres aussi avec d’autres compagnons. S’ils n’allaient pas très loin, c’est Champlain qui pilotait l’avion, autrement, comme pour aller dans le Grand Nord, la tâche de pilotage était confiée au capitaine Tempête comme aimait l’appeler Jean-Paul Riopelle parce qu’il volait par n’importe quel temps.
C’est à cette époque que l’artiste trouvera l’inspiration pour ses grandes séries qui marqueront la décennie 1970 : Jeux de ficelle (1972), Roi de Thulé (1973), Icebergs (1974). Avec leur guide Yaco et sa femme Cunulucie, ils allaient pêcher l’ombre de l’Arctique, à 10 kilomètres au large, aux abords d’une île. « On pêchait autour des icebergs. Il fallait faire très attention pour ne pas recevoir de la glace sur la tête. Jean Paul aimait beaucoup quand les icebergs s’effondraient, ça faisait un boucan pas possible. »
Capitaine Tempête
Claude Genet avait donné des cours de pilotage à Champlain Charest. Il avait une connaissance extraordinaire et profonde de la météo et de son métier. « Suivre cet homme était fabuleux, il connaissait le Grand Nord par cœur. » On raconte qu’il passait sous les ponts de la rivière Saint-Maurice, qui descend de La Tuque jusqu’en Mauricie ! Pour son voyage de noces, il était allé à la chasse aux mouflons dans les Rocheuses. Il atterrissait sur ski. « Un jour, raconte Champlain, j’étais à la chasse au caribou avec mes associés de la clinique, à la rivière Georges, à 450 kilomètres de toute habitation. On repérait les caribous en avion, et tout à coup, plus de moteur. Panne complète en plein vol. Capitaine Tempête pose l’avion… On était à 8 kilomètres environ de notre campement. Tempête réussit à redémarrer l’avion. Il nous laisse à notre campement et repart faire réparer l’avion au Labrador. Dans le pire des cas, il volerait de lac en lac. » Un jour, Capitaine Tempête au commande de l’appareil, Riopelle lui a demandé de suivre le coucher de soleil le plus longtemps possible, sans but ni destination précise…
Une chasse mémorable
« On était, Jean-Paul (Riopelle) et moi, à la chasse à l’orignal au nord de Mont-Laurier. On était assis tranquille sur le bord d’un lac avec les cornets de boulot. Jean-Paul apportait toujours avec lui un cahier de croquis. Pendant qu’il dessinait, moi je « callais » l’orignal. Le bois était calme. Pas un son. Enfin, il répond… Cela a été un des plus beaux moments de chasse que j’ai eu. On entendait craquer les branches qu’il brisait en s’en venant vers ce qu’il croyait être une femelle. On devenait très fébriles. Finalement, au bout de trois quarts d’heure, l’orignal arrive. Nous, on cassait des branches pour imiter la femelle. Il avait fait le détour jusqu’au bout du lac… On l’a tiré tout les deux. » Ce moment et quelques autres de la même excursion ont inspiré l’album d’estampes Parler de corde, dont l’une représente Champlain Charest « callant » l’orignal. « L’année suivante, on marchait discrètement sur le bord d’une rivière. Ça devait bien faire plus d’un kilomètre, tout à coup on aperçoit deux orignaux qui se baignaient. Jean-Paul tire et en tue un. Il se jette à l’eau, prend l’orignal par la tête, je plonge, on ramène la bête jusqu’au bord. »
L’Île-aux-Oies
En 1967, Jean-Paul Riopelle est invité par Gérard Beaulieu à Cap Tourmente à la chasse aux oies. La première chasse que Champlain Charest et lui feront ensemble aura lieu un an plus tard, en 1968, une semaine après qu’ils se soient rencontrés en Europe. Riopelle arrive au Québec. Ils vont chasser au large de Montmagny, couché dans l’humidité dans le fond d’une chaloupe. Ils ont fait ça plusieurs années… En 1974, Champlain rencontre un confrère de classe qui était membre d’un club de chasse à l’Isle-aux-Oies. Riopelle et lui y sont introduits et deviennent membres en septembre de la même année.
L’Île-aux-Oies fait partie de l’archipel de l’Isle-aux-Grues, qui compte 21 îles au total. Cette île, privée, est reliée à l’Isle-aux-Grues par des battures que les grandes marées d’automne recouvrent…Il y a dans ce chemin des battures plusieurs histoires où les grandes marées ont joué un rôle à la limite du burlesque et du tragique… Cette île parmi les îles est singulière. Son relief est généralement léger, plus vers le plat. Du côté nord, le paysage sur la côte est tout simplement magnifique. À la pointe est, là où se trouve La Mairie, où Jean-Paul Riopelle a peint, entre autres, Hommage à Rosa Luxemburg, le relief est plus escarpé et la vue sur la côté est à couper le souffle. À la pointe ouest, le paysage est plus calme, mais la vue est tout aussi splendide. La maison du club de Champlain Charest et de Jean-Paul Riopelle, Prairie-haute, est située plus ou moins au milieu.
Riopelle peignait sans préméditation : quand ça y était, ça y était ! Il est arrivé qu’il en oublie la chasse, c’est là d’ailleurs, dans le petit salon de la maison, qu’il a peint Soufflée d’oies lors d’une excursion en 1982 avec le matériel qu’il avait sur place. « Jean-Paul a trouvé là un lieu de délice. Il venait chaque année. Pour lui c’était féérique. Il en parlait à tout le monde. On était heureux. C’est là que j’ai connu mon guide de chasse, Gilles nom de famille, et qui est toujours mon guide. Ça devait être en 1977, c’est moi et Jean-Paul qui l’avions choisi. Cet homme connaît tout sur les oies, le vent, les marées. Il sait comment les oies se comportent. Il prévoit les oies. C’est un homme de chasse. Vaillant. Grâce à lui, on a toujours été les meilleurs chasseurs de l’île. Et il ne faut pas oublier Gina, sa conjointe. C’est elle qui s’occupe de la bouffe pendant la période de la chasse. Une femme extraordinaire. On est devenu une famille. On se voisine, on partage tout. Ils sont là tout les deux de la fin septembre au début de novembre. »
Champlain est toujours membre à l’Île-aux-Oies et pour rien au monde il ne se priverait d’y séjourner et d’y chasser. Chaque année, c’est le rituel. La pêche l’occupe aussi beaucoup. En juillet dernier d’ailleurs, il revient d’une excursion de pêche au saumon dans la vallée de la Matapédia. Il a souvent été à la pêche à l’ombre de l’Arctique, mais c’est devenu trop exigeant. Ce printemps, il était en Europe pour cueillir les truffes, voir ses amis vignerons, prendre le pouls de sa vie, tout simplement… À un autre moment, c’est la Californie, le Mexique… Il voyage beaucoup et souvent. Sa compagne Monique Nadeau, toujours à ses côtés, l’accompagne dans ses passions. Des passions pleinement partagées.
Les dons
La société québécoise telle qu’elle s’est édifiée au fil des générations, au niveau du patrimoine culturel et artistique compte pour beaucoup sur les dons que les collectionneurs font (entre autres) aux musées d’État. D’ailleurs si vous consultez les rapports annuels, du Musée d’art contemporain de Montréal ou du Musée national des beaux-arts de Québec par exemple, vous constaterez la grande importance des dons pour l’acquisition d’œuvres. Ce n’est pas compliqué, nos musées ont (bien) peu de liquidité pour jouer leur rôle de sauvegarde de nos biens collectifs en culture. Ainsi, les collectionneurs importants sont sollicités pour donner ou prêter leurs œuvres et en retour, ils reçoivent certains avantages fiscaux. Tout le monde y gagne, considérant les budgets alloués aux achats d’œuvres d’art par les musées… Champlain Charest et ses associés ont fait plusieurs dons, parmi eux, trois importants, et le premier, en tête de liste est la sculpture-fontaine La joute.
La joute
Au départ, pour Riopelle, il n’avait pas d’intention pour vendre sa sculpture alors en préparation à quiconque. Il l’avait intitulé Le drapeau (1969), parce qu’elle évoquait le jeu du drapeau qui à l’origine était amérindien. Vous savez, il s’agissait pour l’une ou l’autre des deux équipes qui s’affrontaient de prendre le manche qui était au centre, entre les deux. Riopelle en a fait une belle et magnifique métaphore de la nature et des peuples des premières nations. Les joueurs sont poisson, ours, chien, hibou, chef indien, etc. Tout y est, des bas-reliefs qui annoncent les séries qui viendront au début des années 1970, Jeu de ficelle, Roi de Thulé… Ce qui deviendra La joute est une œuvre de synthèse de son œuvre entier mais encore à venir, ce qui lui confère un statut important dans l’ensemble de sa production. La joute n’est rien de moins qu’une synthèse entre ce qui a été et ce qui sera. Une jonction majeure, comme ce le fût pour plusieurs autres de ses sculptures. Trop mésestimées, les sculptures de Riopelle…
Champlain la voit pour la première fois à l’atelier de l’artiste à Meudon, dans la banlieue parisienne. Vous dire qu’il est impressionné est peu dire, et pour cause. Jean-Paul Riopelle vient de créer l’une de ses œuvres majeures entre toutes.
À cette époque, le Musée d’art moderne de Paris présente en simultané avec le Centre canadien à Paris (en 1972) une grande exposition sur l’œuvre de Jean-Paul Riopelle, Ficelles et autres jeux. Dans Le drapeau (qui deviendra La joute, le maire de Montréal à l’époque, c’était, vous vous en souvenez, Jean Drapeau et comme l’œuvre allait bientôt, ce que souhaitaient les futurs donateurs, devenir un symbole des jeux de 1976, le nom fût changé pour La joute…) y est présenté en version plâtre. C’est là, pendant l’exposition qu’il a été décidé par Champlain Charest et ses associés (Hubert Grégoire, André Légaré, Michel Lafortune, Michel Bovo, Claude Vallée, Halim Mheir, Alexis Pageacz, Pierre C. Millette, Simon Charlebois et Henri Martin) qu’ils allaient faire l’acquisition de la sculpture-fontaine. Encore fallait-il la couler et lui trouver un site…
C’est la Galerie Maeght (qui représente Jean-Paul Riopelle) qui pilote le projet. On allait la fondre chez Michelucci, en Toscane, en Italie. « Jean-Paul avait ses exigences. Pour sa fontaine, il voulait l’eau et le feu… Notre idée était de la mettre au Stade olympique ou allait se dérouler les Jeux à Montréal en 1976. Il y a eu beaucoup de pourparlers pour se faire, rien n’était acquis à l’avance. André Légaré, qui connaissait bien Claude Rouleau, l’homme de confiance du premier ministre Robert Bourassa pour ce dossier, a permis un déblocage mais, pour le feu, il fallait oublier ça, pour un moment du moins…
Finalement, c’est le Musée d’art contemporain de Montréal qui reçoit le don de La Joute qui à son tour la prêtera au comité organisateur des Jeux olympiques de Montréal. La signature de l’entente se fait au restaurant Hélène de Champlain en présence du maire et d’autres hauts dignitaires. L’installation se fait à proximité de la station de métro Pie-IX dans une enclave visible d’une des principales rampes d’accès au stade, mais inaccessible physiquement. Après les Jeux, la situation va se dégrader… La sculpture est clôturée. Pour la voir, il faut se mettre en infraction et escalader la clôture. Le plus souvent, il n’y a pas d’eau. Jamais il n’y a eu de feu… Riopelle avait toujours été indigné du traitement que l’on a fait de sa sculpture-fontaine. Champlain Charest et ses associés donateurs le sont également. On cherche une solution.
Jean-Paul Riopelle décède le 12 mars 2002. Pau après, les pressions pour un déménagement s’accentue. « La situation s’est aggravée au moment où on a signalé la disparition d’un élément de la sculpture, retrouvé par la suite, si je me souviens bien, par des éboueurs.1 » Jamais il n’a été question que l’œuvre soit installée de façon permanente au Parc olympique. Un procès-verbal du comité d’acquisition du MACM, du 21 avril 1976, parle du dépôt de l’œuvre sur le site de la RIO, sans échéance ou promesse de permanence.
Il y a eu après un débat étrange entre des gens qui voulaient en faire quelque chose de politique, ce qui aurait vertement déplu à l’artiste. « Ce n’était pas une œuvre qui était conçue spécifiquement pour le Parc olympique », rappelle-t-il. Au sujet de la pétition qui a circulé : « on peut comprendre que les gens, peu informés, puissent signer légitimement une pétition. Mais il faut savoir que nous n’allons pas à l’encontre de la volonté de l’artiste, au contraire2 », déclare Clément Demers au journal Le Devoir en mai 2002.
Clément Demers3, qui était à l’époque membre du conseil d’administration du Partenariat du Quartier des spectacles a joué dans ce dossier un rôle capital. Aujourd’hui, eau et feu font hommage à l’œuvre, et quel emplacement !
La Bolduc et Demeure #3, etc.
Champlain Charest et ses associés ont également donné une œuvre majeure de Jean-Paul Riopelle, La Bolduc (1964), à la Place des arts, à Montréal et est installée dans le foyer pas très loin de celle de Jordi Bonet, entre autres. Alors, au prochain entracte, portez attention et vous découvrirez une grande œuvre… Autre don important : Demeure #3 du sculpteur français Étienne Martin, au Musée national des beaux-arts (alors Musée du Québec). L’œuvre avait été installée aux abords du pavillon de la France pour l’expo 67. Depuis, elle était pour ainsi dire laissée à elle-même. Champlain et ses associés l’ont acquise et installée durant plusieurs années dans l’entrée de l’atelier de Jean-Paul Riopelle… puis, l’ont donné au Musée du Québec. Vous pouvez l’admirer dans le jardin des sculptures.
Puis, il y a eu des dons faits à plusieurs universités du Québec, aux Jeunesses musicales, à l’hôpital Saint-Luc, pour faire l’acquisition d’un scanneur, et combien d’autres…
Une chose est certaine, parmi toutes les incertitudes de la vie, Champlain Charest et ses associés ont permis au Québec de conserver des œuvres majeures. Un exemple à multiplier.
Lire la suite de cet article dans le prochain numéro de Parcours Art & Art de vivre.
1. Le Devoir, Bernard Lamarche, « La joute au Stade olympique – Le Riopelle doit déménager pour assurer sa préservation », 13 mai 2002.
2. Idem.
3. Clément Demers est architecte (OAQ, IRAC), urbaniste (OUQ, ICU) et gestionnaire de projet (PMP). Il est détenteur d’une maîtrise en gestion de projet de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il a fait carrière à la Ville de Montréal et dans différentes sociétés immobilières importantes dont la Société du patrimoine architectural de Montréal (SIMPA) et la Société CADEV du Groupe Immobilier Caisse de la Caisse de dépôt et placement du Québec. Il est aujourd’hui directeur général de la société Quartier international de Montréal (QIM), dont le projet du même nom s’est mérité 31 distinctions nationales et internationales, dont le Project of the Year Award 2005 décerné par le Project Management Institute (PMI). Depuis plus de 30 ans, il est également impliqué dans la communauté par ses nombreux engagements au sein de conseils d’administration ou d’organismes dédiés à des questions culturelles, sociales ou immobilières, tels que le comité stratégique de développement urbain de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain.
Gouverneur du chapitre PMI-Montréal et professeur titulaire à mi-temps, responsable du programme de maîtrise en gestion de projets d’aménagement (MGPA) à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal, Clément Demers a reçu plusieurs prix pour souligner ses contributions dans les domaines de l’urbanisme (prix Hans-Blumenfeld – OUQ, 2003), du design (Prix Personnalité 2007 de l’Institut de Design Montréal – IDM), de la protection du patrimoine (prix Robert-Lionel-Séguin – APMAQ, 2007) et de la gestion de projets (prix Meritas Excellence MGP – UQAM 2002; Prix Performance Gestionnaire ESG – UQAM 2004). Source : Société du Quartier International de Montréal.