Après avoir accroché deux œuvres de Lemoyne sur mes murs, mon regard de collectionneur est maintenant tourné vers de nouveaux horizons comme si l’infini était devant moi. Afin d’établir mon point de vue, mentionnons ici que ma collection était jusqu’en 2009 principalement constituée de pièces figuratives, comprenant peu d’oeuvres abstraites. Depuis cette date, et suite à une rencontre fort heureuse avec un collectionneur bien avisé, j’ai acquis davantage de pièces de facture abstraite. Suite à leur intégration progressive au sein de ma collection, et principalement celles de Lemoyne tout récemment, tout en admirant toujours les paysages qui sont très souvent des poésies visuelles avec Rodolphe Duguay, à titre d’exemple, mes passions à titre de collectionneur se sont drôlement élargies. Un ciel de Duguay empreint d’une grande poésie, on ne peut s’en lasser il est vrai, d’autant plus que ses paysages, plus beaux que nature, ont été habituellement exécutés dans une quête de spiritualité propice à la contemplation. Cependant, Je ne vois plus ces pièces de facture académique comme avant. Ces tableaux ne représentent-ils pas une forme d’expression artistique contre laquelle les signataires de Refus global s’objectaient en exprimant la révolte d’une nouvelle génération d’artistes ouverte sur le monde, tout comme Pellan l’avait fait avant eux et Lemoyne par la suite au cours des années 60 ? En plus de sa grande ouverture sur le monde de la création artistique, nous savons que Lemoyne n’était pas animé par cette volonté d’offrir aux collectionneurs des œuvres axées sur la contemplation et l’évocation de la beauté des paysages forcément créés par Dieu. Avec les pièces de la série Trous noirs ou bien encore avec sa série Hommage à Matisse, c’est loin d’être le cas. Il s’agit plutôt de tableaux qui suscitent le malaise, celui entre autres d’un être sachant que le cancer est en train de le gruger.
Entouré donc depuis de nombreuses années d’œuvres se caractérisant par leur beauté esthétique et leur paisible assurance, côtoyer quotidiennement ces deux pièces abstraites de la série « Les trous noirs » a eu des effets significatifs sur ma perception du travail d’artiste. Ces trous noirs qui sont des hymnes à la vie en train de s’éteindre, aspirée dans une spirale formant des volutes de lumière générées par de subtils juxtapositions de noirs aux finis mats et lustrés, évoquant à la fois l’aurore et le crépuscule de l’existence humaine, ont éveillé mon attention sur des signes plastiques intégrés à une matière vibrante. Une réflexion bien différente de celle associée à la contemplation ressentie en la présence des beaux ciels de peintres académiques. Face à ces Lemoyne, « des signes migrateurs » surgissent comme le mentionnait Bernard Lamarche dans son article intitulé : « Lemoyne rencontre Matisse, et en découle une peinture détonnante », Le Devoir, Cahier des Arts, samedi 19 avril 1997, p. D9. Ces signes nous permettent de porter attention aux conditions et aux moyens de production d’une œuvre dans laquelle se marient les courants forts de l’art d’ici et d’ailleurs : Borduas, Matisse, Ferron et tous ces peintres expressionnistes américains dont Francis qui a su si bien exprimer les subtilités de l’infini, du chaos et de l’aspiration du temps qui nous échappe, sans oublier bien sûr Richard Diebenkorn qui a développé l’art de synthétiser les objets du quotidien pour en faire des abstractions remarquables. Lemoyne a été sans aucun doute un de ceux qui connaissait le mieux les peintres américains de son époque et ses connaissances sur l’art contemporain ont sans aucun doute contribué à accenteur son influence sur les acteurs de la scène artistique québécoise.
Cette figure archétypale de l’artiste rebelle et anticonformiste comme le désigna si bien Nathalie Côté dans « Les couleurs de Lemoyne », Le Soleil, Arts Magazine, 1e nov. 2008, p. A36, a produit tout au cours de sa vie des œuvres d’une puissance inégalée qui ont toujours dérangé et bousculé les valeurs établies, tant chez les galeristes, les conservateurs que les collectionneurs. Il aimait défier l’ordre établi en faisant appel, à titre d’exemple, à des matériaux inédits comme ces patins aux lacets défaits, fixés sur un panneau sculptural, tâchés de peintures aux couleurs vives et dégoulinantes (clin d’œil à Pollock), une pièce magistrale exposée lors d’un festival de poésie à Trois-Rivières en 1991. Cette figuration emblématique de notre sport national m’a littéralement sidéré lorsque j’ai vu cette réunion de patins accrochée à un mur situé dans le hall d’entrée du centre culturel de cette ville.
Avec ses tableaux peints sur des panneaux de bois de la série Trous noirs, Lemoyne nous rappelle courageusement qu’un tableau n’est pas seulement un objet décoratif mais avant tout un déclencheur d’émotions vives. Ses couleurs, ses compostions, le choix de ses matériaux, ses gestes d’appropriation des éléments architecturaux de sa maison natale à Acton Vale, voilà autant de points de convergence destinés à devenir une œuvre d’art dotée d’une liberté d’expression totale et absolue dont la finalité n’est pas de plaire. Ici comme ailleurs, l’influence des peintres américains se fait sentir avec la présence de couleurs lumineuses auxquelles répond la concentration violente de couleurs vives comme ses verts « phtalo » de manière à faire ressurgir des fonds qui tiennent lieu de perspective. Son œuvre est une fenêtre sur un tout autre horizon que celui de la complaisance. Lemoyne, c’est plus que chacune des séries auxquelles il est souvent associé comme celle sur le hockey.
Faisant preuve de courage, d’audace et de détermination à l’image de ses héros de l’époque : Lafleur, Dryden, Warhol, sans oublier Borduas et les grands maîtres de l’expressionnisme américain, Serge Lemoyne est un artiste phare de sa génération qui a porté le flambeau de la création artistique pendant plus 25 ans au Québec. Nous commençons à peine à saisir les impacts de son immense travail sur notre société et sur notre identité culturelle. En ce sens son œuvre est de dimension universelle et elle est appelée à prendre de la valeur.
Posséder un Lemoyne est un immense privilège pour un collectionneur. Naturellement, il y a un prix à payer pour en faire l’acquisition. Je ne suis pas un spécialiste en la matière et je ne me permettrai pas d’émettre des opinions relatives aux prix demandés par les galeristes ou bien par les collectionneurs qui en possèdent et qui désirent les vendre en tenant compte du marché actuel. Les véritables enjeux à mon sens par rapport à la valeur des pièces de Lemoyne touchent des questions d’esthétisme et de conservation. Quels sont les fondements de sa créativité en tenant compte des nombreuses influences ayant marqué son parcours artistique? Sa production est grande, riche, très diversifiée, souvent insaisissable. Cet héritier du Refus global n’hésitait pas à transférer des objets fonctionnels en œuvre d’art en faisant appel à une pluralité de matériaux et de techniques qui nécessiteront des analyses et des études afin de déterminer leur place dans l’histoire de l’objet d’art. Lemoyne, comme le mentionnait Yvan Moreau dans « L’efficacité d’une indépendance stylistique; Serge Lemoyne, Morceaux choisis, Circa, Montréal. Du 1er juillet au 12 août 1995, ETC, Numéro 32, 1995, pp 26-29 : « son œuvre est un système ouvert, sans limite qui était loin du formalisme établi ». Par conséquent, quelles seront les conditions de conservation associées à ce vaste corpus artistique résultant des nombreuses mutations spatiales et temporelles qu’a effectuées Lemoyne au cours de sa carrière ? Leur pérennité est loin d’être assurée comme l’a démontré tout récemment le transfert d’une de ses interventions intégrée à un mur situé au Casino de Montréal. Seul le recul tu temps nous permettra de le savoir. D’ici là, un immense chantier s’offre aux chercheurs intéressés à établir la valeur artistique de ce vaste patrimoine laissé par Serge Lemoyne. Concernant la valeur marchande, elle n’échappera pas au jeu de l’offre et de la demande qui est déterminé par un ensemble de facteurs dont celui de l’intérêt manifesté par les collectionneurs, hélas trop peu nombreux au Québec. L’engouement pourrait venir d’ailleurs par contre et là tout est possible.
Denis Boisvert





04 Oct 2012
Posted by Parcours

