Par Monique Brunet-Weinmann
Quelques jours après la Chandeleur que nous avions convenu de fêter avec des crêpes bretonnes, Hollis et Jean-Paul se présentaient à notre porte dans la nuit et le froid. Riopelle portait un blazer marine qui lui allait fort bien et – détail surprenant – une cravate !
Dès son entrée au salon, il s’est mis à examiner en connaisseur les tableaux accrochés aux murs, attiré par une nature morte de Louise Gadbois dont il admirait la peinture « sèche », mince, et particulièrement une pomme « faite de rien, qui tourne toute seule, qui va tomber du tableau ». Assis devant la grande toile d’Andrew Lui qui occupait le mur principal, assez effrayante, à la fois symboliste et néo-expressionniste, il s’enquit du nom de l’artiste, inconnu alors. L’examinant avec attention, il finit par dire : « C’est une bonne peinture! » Puis il resta un moment silencieux, regardant autour de lui, avant de déclarer comme pour lui-même, à mi-voix : « J’aime ça, ici… ». Je n’en revenais pas, que lui qui a connu tant de demeures luxueuses et débordantes de chefs d’œuvres des plus grands noms de l’histoire de l’art, se trouve bien chez nous.
L’examen du tableau d’Andrew a porté la conversation sur l’importance du cadre, et sur la métamorphose que l’encadrement peut opérer sur l’oeuvre. Riopelle se souvint d’une exposition de ses toiles en Espagne, où elles étaient enchâssées dans des cadres baroques, sculptés, dorés, dont il avait aimé l’effet transfigurant sur sa peinture. Ils l’inscrivaient en quelque sorte dans la lignée de la grande tradition, comme on la voit magnifiée au Prado.
Je m’intéressais depuis quelques années au Copy Art, que nous n’appelions pas encore Copigraphie. La copie comme pratique picturale, telle qu’on peut l’observer encore au Prado, dans le plus grand respect de la part des visiteurs curieux à distance, et dans le plus grand silence, fut l’occasion d’anecdotes et de remarques bien personnelles, dont Riopelle était intarissable. « Certains chefs d’œuvre n’existent plus que par les copies dont ils furent l’objet. L’original a disparu. Sans les copies, on n’en aurait pas la moindre idée ». Il donnait comme exemple un tableau au cheval blanc, de Gauguin.
La question de la copie et de l’original nous mena fatalement à la signature. Riopelle déplorait que la valeur d’une œuvre soit fonction de l’existence ou non de la signature. La vraie signature est « l’écriture » de l’artiste, inimitable, reconnaissable entre toutes les autres, unique dans le temps et dans l’espace. Riopelle parlait des grands tableaux de Monet demeurés en l’atelier après sa mort, que les collectionneurs hésitaient à acheter parce qu’ils ne portaient pas sa signature : « des tableaux superbes! ». Nous avons eu depuis la chance de les voir, à Boston et à Montréal, ces études géniales esquissées à grands gestes où l’air, le vide, circulent dans les réserves de la toile.
Giverny! Les jardins, le bassin aux nymphéas, les ateliers, la maison rose aux volets verts, il en fut beaucoup question au cours de cette soirée. Restaurés, ils venaient d’ouvrir au public, et je rêvais de visiter ce lieu trois fois chéri : « doulce France », passion des jardins, admiration de Monet. Évidemment, Riopelle qui avait eu le privilège de le fréquenter en solitaire, préservé qu’il était dans son demi- abandon, dans son authenticité surannée, voyait les choses d’un autre œil, comme toujours. « Ils ont refait Giverny, tué Giverny. C’est sinistre! C’est pas pensable! On est allé, avec Pierre Schneider. On a rigolé, autrement il fallait pleurer. Ce n’est pas un musée. Dans l’atelier, il n’y a pas une seule toile, que des reproductions en plastique avec beaucoup de relief, et on lit partout : Les reproductions de tableaux sont à vendre. On n’a plus le droit de se promener dans les jardins. Il y a des petites chaînes partout, des barrières. Lors de l’ouverture au public, il y avait trois misérables nymphéas. On avait pourtant retardé l’inauguration pour leur donner le temps de se répandre!… » La nature fertile et les soins de nombreux jardiniers ont redonné à ce paradis retrouvé sa beauté d’antan, et le patriarche y vit encore dans les plantes vivaces qu’il avait si soigneusement choisies et « installées in situ », pour leurs masses colorées et leur changement à vue, au gré des saisons, au gré du temps qu’il fait et du temps qui passe.
La sévérité intransigeante de Riopelle à l’égard du Giverny de 1982 trahissait son réel attachement pour ce lieu, parergon, prolongement de Monet, son atelier à ciel ouvert. Et je me demandais dans quel lieu, habité par lui avec une intensité comparable, retrouverions-nous la présence de Riopelle ? Dans son atelier de Sainte -Marguerite –du –Lac Masson, planifié par lui sur le modèle des granges du Québec étudié à l’École du Meuble, conçu, dessiné, décoré par lui, selon ses proportions, à son goût, secrété telle une carapace, qu’il faut sauvegarder en l’état où il le laissera.
Quand nous sommes passés à table, Riopelle a mangé deux crêpes, sans plus. J’ai pensé alors qu’il ne les aimait pas, pour constater par la suite que, s’il fumait et buvait beaucoup, il mangeait peu. Le repas s’est poursuivi, et la conversation a porté sur la série des tableaux en noir et blanc. Hollis soulignait la différence énorme qui se manifeste entre les toiles selon qu’elles sont peintes à Paris ou au Québec, différence qui tient à la matière employée. Titanic, Soleils noirs, Hommage à Charchoune (où la silhouette du peintre russe est escortée de deux Skye terriers), ou Charchoune aux Seychelles (où il n’a jamais mis les pieds) – en fait Iceberg no 2 – sont peints en France, à l’huile, avec une très bonne qualité de peinture, alors que La ligne d’eau, par exemple, a été peint ici avec la peinture blanche de marque Permalba – dont il faudrait analyser la composition -. Avec l’huile, les noirs apparaissent nuancés de bleu, gris ou brun et le blanc varie selon la lumière. L’huile est naturelle, elle change, elle vieillit avec le temps. Quand elle jaunit, il suffit de mettre le tableau au soleil pour que le blanc redevienne pur. L’acrylique au contraire n’est pas un médium vivant : il reste tel qu’il est quand il sèche, rapidement, et ne vire pas. Son avantage réside dans sa plasticité, qui permet des reliefs, aspérités, pointes, pics, crêtes, failles, comme on en voit sur la banquise. Ainsi, ce sont les reliefs qui, selon l’éclairage, restituent par ombres portées les nuances de gris et les transparences qui ne sont pas intrinsèques à la matière.
Hollis Jeffcoat et Riopelle sont partis en nous disant qu’ils reviendraient maintenant qu’ils connaissaient le chemin, entre Montréal et Sainte –Marguerite. Le sort en décida autrement car Riopelle, sans Hollis, ne revint pas nous voir.
Monique Brunet-Weinmann