À la Galerie Bernard, rue Saint-Denis à Montréal
Jusqu’au 23 juin
Malgré des temps difficiles pour les arts visuels à Montréal, particulièrement en art contemporain, la Galerie Bernard garde inébranlablement le cap depuis plus de vingt ans (elle a été fondée en 1997, par Michel Bernard) en présentant, une fois encore, une exposition d’un grand intérêt, Tracer le bois, jusqu’au 23 juin prochain. Il s’agit d’une vingtaine d’œuvres réalisées par deux artistes, Yannick De Serre et Suzanne Lafrance dont la complémentarité est fascinante de naturel.
Dès l’entrée du visiteur au rez-de-chaussée de la galerie, l’accrochage s’impose au regard tant par sa simplicité que par son efficacité. Il est pour beaucoup d’ailleurs dans cette impression immédiate d’unicité. Les murs de briques qui pourraient, en d’autres occasions, constituer un véritable défi pour l’accrochage, se révèlent contre toute attente, un élément dynamique dans la lecture que nous ferons des œuvres. Il faut mentionner leur disposition créative qui renforce l’impression d’harmonie. La presque monochromie, commune aux deux artistes vient aussi consolider les liens entre leurs élans créatifs respectifs. D’autant qu’il émane, une sensibilité dense et assumée présente dans chaque trait, chaque nuance tel un souffle venu de la construction originelle de l’être. Avec tout ce que cela suppose de bourrasques. Chacun tracera à partir de là son propre chemin.
Yannick De Serre
Les œuvres de Yannick De Serre évoquent aux premiers coups d’œil, l’idée d’un herbier… Sans plante toutefois, sinon parfois par une évocation vague, ce qui créé un questionnement sur le sens. D’autant qu’une grande charge émotive émane de chacune des œuvres. Une étrangeté de genre. D’ailleurs, si on en reste à cette première impression, on risque de manquer la nature complexe de son approche. Il nous faut donc assembler nos réactions et nos observations pour enfin pénétrer dans son monde pictural.
En somme, l’idée de l’herbier n’est pas fortuite sauf qu’au lieu d’une collection de plantes destinées à être étudiées, il s’agit plutôt d’émotions. Des émotions qu’il encadre dans le sens littéral du terme et qu’ensuite, il réunit. En somme, l’approche de Yannick De Serre fait penser à une suite d’observations sur lui-même dans des états non contrôlé, mais focalisé. Son travail fait à la fois acte de grande proximité et de distance. De charges émotives, elles se transforment en espace ludique. De plus, et ce qui vient d’une certaine manière renforcer l’idée du jeu, l’artiste acidifie son papier afin qu’au fil du temps, il se transforme. Évocation temporelle qui accentue la distance entre l’acte et le résultat.
Suzanne Lafrance
Pour Suzanne Lafrance, l’intensité émotionnelle s’exprime à travers des assemblages comprenant des collages, du dessin et des fines textures de nuances qui, par leur addition amènent le sujet par interrogations. Comme si l’’artiste questionnait l’émotion elle-même. Il en résulte des suites d’états d’être à la fois statiques et analytiques communiquant une émotion sourde et intense. Cela pourrait sembler créer de la distance. Cela exprime plutôt un temps d’arrêt. La nuance est fine mais nécessaire. Une vision à rebours d’état affectifs et relationnels, figés dans un espace temporel indéfini. On pourrait en ressentir un silence opaque et compact. Sauf que…
Sauf que l’on ne ferait qu’effleurer le propos et la sensibilité de l’artiste. Poétesse, Suzanne Lafrance l’est depuis toujours. Elle l’est d’avant le mot, depuis le verbe. Le titre de l’exposition, Tracer le bois, lui convient peut-être davantage qu’à Yannick De Serre. En effet, son approche créatrice partage plusieurs affinités avec le bois. D’abord celles des traces temporelles inscrites dans la matière. Vous vous souvenez cette scène avec James Stewart et Kim Novak, dans le film
d’Alfred Hitchcock, Vertigo, quand Scotie évoque l’espace-temps à Madeleine à partir des nervures d’un grand arbre ? Le passé semble toujours figé en opposition à la fluidité du présent. La compréhension de la dimension temporelle dans la démarche de Suzanne Lafrance est déterminante. Chez elle, le temps s’inscrit comme pour le bois à la fois dans l’espace et la matière. Et comme pour le bois, ses œuvres se racontent par superpositions. La lecture se fait de bas en haut ou de haut en bas. La linéarité est possible certes, mais bien diminutive. Comme l’arbre, on ne peut en faire une tranche qu’en tuant le sujet. Son œuvre commande une grande dose d’intuition. Surgit alors, ce moment où la matière devient le verbe, l’instant des grandes correspondances harmonieuses ou tectoniques. Les nervures de l’arbre, de l’être. Tout est un tout.
Robert Bernier