Loading ...

Tracés d’autres maisons

« Le langage est la maison de l’être. Dans son abri, habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri. » Phrases du philosophe Martin Heidegger (1889 – 1976), puisées dans son œuvre Lettre sur l’humanisme. Elles auront été le déclencheur d’une série de 48 œuvres sur papier (fusain et collage), que l’artiste Suzanne Lafrance expose actuellement au Centre d’art Rotary, à La Sarre, en Abitibi.

 

Le lien entre Heidegger et Tracés d’autres maisons, c’est l’être et l’étant. Surtout le questionnement qui en découle à la suite de son appropriation par l’artiste. On est dans la densité, dans la réflexion identitaire, sur le sens à trouver, la finalité à débusquer, les contraires à unifier. Comme si la conscience qui s’échappe du non-signifiant était retrouvée par le langage. Un langage qui déborde celui des mots en se situant plutôt là où il rencontre l’innommé, l’encore non perçu. Univers complexe donc qui cherche à travers les apparences et les perceptions l’être dans les profondeurs du moi, de l’autre, du nous.

 

Les dessins de Suzanne Lafrance portent la pesanteur des blessures et la légèreté de l’instant, celui qui s’inscrit sur le fil de l’existence. Chaque être porte son langage, son histoire, ses empreintes laissées par la vie. Ça me rappelle une réflexion que j’avais eue un jour en traversant la ville de New York d’ouest en est sur une autoroute surélevée. Toutes ces fenêtres qui défilaient à l’infini, dans cette interminable succession d’immeubles à logements multiples… Derrière chacune, des vies, des histoires, des réalités, des espoirs, des espérances et des luttes… Toutes différentes les unes des autres et des miennes. Pourtant toutes semblables.

 

Face aux œuvres de Tracés d’autres maisons, on ne peut demeurer insensible à la fébrilité contenue et communicative de l’auteure. Expression solennelle baignant dans un symbolisme franc suscité par le collage des pages de dictionnaire formant le modelé des corps (construit avec dextérité), sur lesquels transperce la ligne, fine et juste, de ses traits. Moment fort de son expression, les visages, interrogateurs et immobiles, porte d’entrée de l’indicible, s’imposent par les masses au fusain intégrées par soustraction avec aplomb et émotion. Chacun de ses dessins fait résonner les cordes de notre désespérance qui se révèle aussi personnelle qu’universelle.

 

Après ce contact intime avec cet univers créatif, on devine l’artiste animée d’une sensibilité telle qu’elle ressent le besoin d’encadrer ses élans.  De baliser le discours à travers la réflexion, pour dominer la puissance de la charge.

 

Suzanne Lafrance est une femme de mots, de parole, de sens donc. Elle est également l’auteure d’une poésie capable de fouiller les abîmes de l’être avec une justesse dramatique réjouissante de sonorité, et grave par son souffle. Elle est venue aux arts visuels par l’écriture et elle a su éviter le piège d’illustrer les mots. Suzanne Lafrance a été semi-finaliste au Prix de poésie de Radio-Canada en 2012 et elle a remporté le premier prix, en 2008, à la Biennale d’art miniature à Ville-Marie, dans le Témiscamingue.

 

Robert Bernier

Suzanne Lafrance, Tracés d’autres maisons, jusqu’au 2 mars 2014, au Centre d’art Rotary, 195, rue Principale, La Sarre, Québec, 819 333-2294.