L’incroyable exposition Mitchell/Riopelle.
par Paquerette Villeneuve
Un couple dans la démesure, en montre au Musée national des Beaux-arts du Québec depuis le 12 octobre représentait pour les organisateurs de la manifestation un énorme défi, celui d’animer les 1294 mètres carrés de cimaises du pavillon Pierre Lassonde avec un choix d’œuvres dont l’accrochage devra faire ressortir le propos initial de l’opération, c’est-à-dire les traces qu’avaient pu laisser leurs 25 ans de vie commune sur leur processus créateur.
Ce sont les effets de cette longue aventure dans la vie paternelle que sa fille aînée, Yseult Riopelle avait rêvé de mettre en relief qui l’amènera à apporter son entière collaboration au projet.
Remontons dans le temps pour en éclairer les étapes. En 1955, la rencontre à Paris entre ces deux artistes à la personnalité magnétique se transformera vite en coup de foudre que chacun assumera sans réserve. Leur complicité soudaine s’explique peut-être aussi parce que les deux viennent d’un bassin culturel assez semblable.
Jean-Paul est issu du mouvement automatiste inspiré du surréalisme qui fut la première insurrection culturelle au Québec dans les années 48-50 et se transforma en ébranlement du monde monolithique, religieux et conventionnel, dans lequel vivait jusqu’alors cette province et qui allait servir de prélude à la Révolution dite tranquille de 1967. Cette insurrection culturelle se transforma ici en mouvement libérateur du geste pictural, plus près des sensibilités locales que le mot, base du projet libérateur français. D’où cette réinterprétation qui allait servir de tremplin à Riopelle dans sa conquête du langage pictural délivré de toute contrainte, la toile devenue réceptacle de l’énergie dominante au cœur de l’homme naturel qu’était encore alors le québécois. Cette violence à sauter les obstacles, Riopelle la portera à son extrême, au grand étonnement du monde de l’art parisien peu ouvert au début des années cinquante à l’éclatement et au déferlement d’énergie projeté sur les toiles du Canadien.

Joan Mitchell, Girolata, 1964. Huile sur toile, 258,4 × 481,7 cm (triptyque), Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, DC. Don de Joseph H. Hirshhorn, 1966 (66.3581) © Estate of Joan Mitchell. Photo : HMSG, Smithsonian Institution, Washington, DC, Cathy Carver
Joan Mitchell, Girolata, 1964. Oil on canvas, 258.4 × 481.7 cm (triptych), Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, DC. Gift of Joseph H. Hirshhorn, 1966 (66.3581) © Estate of Joan Mitchell.
Photo: HMSG, Smithsonian Institution, Washington, DC, Cathy Carver
Joan avait quitté son Chicago natal pour aller vivre à New York et baigner dans le monde des tenants de l’action painting, autre irrévérencieux comportement de peintres envers la tradition classique. Parti de l’influence due à la découverte au MOMA des Nymphéas de Monet, l’art s’ouvrit rapidement après la guerre au creuset culturel développé depuis l’arrivée de créateurs européens chassés par le nazisme, d’où allait éclore l’Action Painting, portée à son comble par Jackson Pollock et aussi Franz Kline et Willem de Kooning, lequel allait laisser son empreinte particulière sur la jeune artiste. Ce double héritage iconoclaste allait bouleverser les zones traditionnelles européennes, ce dont l’un et l’autre des deux peintres sujets de l’exposition allaient témoigner à leur façon particulièrement originale, même si avec plus de retenue chez Mitchell .

Joan Mitchell, Sans titre, 1961. Huile sur toile, 228,9 × 206,1 cm. Joan Mitchell Foundation, New York © Estate of Joan Mitchell. Photo : Joan Mitchell Foundation, New York
Joan Mitchell, Untitled, 1961. Oil on canvas, 228.9 × 206.1 cm. Joan Mitchell Foundation, New York © Estate of Joan Mitchell. Photo: Joan Mitchell Foundation, New York
Dans les salles. La première trace d’interpénétration qui m’ait semblée frappante et que je dois à Denis Desjarlais, l’ami peintre qui m’accompagnait et qui, naturellement, décryptait d’emblée la façon dont chaque artiste compose son tableau, me fit sentir ce que Jean-Paul avait trouvé comme stimulant chez Joan. Cette dernière composait toujours ses tableaux, remarquables par leur qualité de légèreté, en peignant sur un fond blanc appliqué au gesso sur la toile brute et recouverts de la composition définitive avec des touches de pinceau à l’européenne formés de nœuds de matière enroulés les uns sur les autres dans une structure décidée par l’artiste. De ce tour blanc se dégageait avec netteté le reste, formant un tout homogène bien mis en relief par ce départ blanc qui lui servait de mur, tandis que Jean- Paul, qui débordait d’énergie, travaillait à grands coups de spatule presque sauvages sur la toile dont d’un geste puissant il semblait déborder le cadre, va apprendre de Joan à utiliser le blanc pour s’imposer une frontière et ce blanc participera de plus en plus à ses compositions comme en témoigne particulièrement le Large Triptych de 1964, è partir duquel l’influence de Joan deviendra partie prenante de son expression naturelle.
Chez Joan, l’influence de Jean-Paul se manifestera par l’apparition parfois du couteau ainsi que d’une gestuelle plus virile, plus saccadée, laissant plus libre cours à la spontanéité tout en gardant l’essentiel de sa démarche féminine, tendre, enveloppante. Dans un début de rapprochement artistique s’inscrit chez elle la période Canada, où elle entreprit de se familiariser avec l’immensité et la présence inévitable du froid tandis que Jean-Paul se perdait sans peine dans cette nature québécoise où il venait se ressourcer et dans laquelle, comme le remarquait la collectionneuse Réjane Charest qui souvent l’accompagnait à la chasse, il s’insérait si totalement qu’on ne l’en distinguait plus. Ce retour à la terre natale où, en 1974, il s’est fait construire un atelier dans les Laurentides menacera leurs relations après des années de vie commune à Vétheuil, dans la Tour ayant appartenu à Monet et achetée par Joan, avec comme interruptions, des excursions en Méditerranée sur le Sérica, le voilier de 45 pieds échangé par Jean-Paul avec Pierre Matisse, son marchand new-yorkais, contre des toiles.

Joan Mitchell, Sans titre, vers 1964. Huile sur toile, 195 × 194,3 cm (diptyque). Collection particulière, Paris © Estate of Joan Mitchell. Photo : Patrice Schmidt
Joan Mitchell, Untitled, about 1964. Oil on canvas, 195 × 194.3 cm (diptych). Private collection, Paris © Estate of Joan Mitchell. Photo: Patrice Schmidt
Leur intimité donnera toutefois naissance à « cette somptueuse confrontation sous la forme d’un dialogue, occasion exceptionnelle de célébrer la peinture dans toute sa force et sa magnificence » selon le commissaire Michel Martin, auquel on doit le choix des œuvres présentées. La fine analyse de M. Martin permettra au visiteur de développer l’acuité de sa perception et enrichira aussi sa connaissance du cheminement d’un artiste et de l’influence de ses choix de vie. Chacun établira ses parallèles selon sa sensibilité propre, ce qui rend la manifestation puissamment interactive.-

Jean-Paul Riopelle, Sans titre, vers 1968. Huile sur toile, 200 × 300 cm. Collection particulière © Succession Jean-Paul Riopelle / SODRAC (2017). Photo : Musée national des beaux-arts du Québec, Idra Labrie
Jean-Paul Riopelle, Untitled, about 1968. Oil on canvas, 200 × 300 cm. Private collection © Estate of Jean-Paul Riopelle / SODRAC (2017). Photo: Musée national des beaux-arts du Québec, Idra Labrie
Il pourra aussi lire avec intérêt l’excellent article d’Éric Clément dans la Presse du 12 octobre intitulé La collision féconde de Mitchell et Riopelle. Le critique y propose des similitudes entre Piano mécanique et Landing, ainsi qu’entre le Sans titre de Joan daté de 1956-57 et celui de Jean-Paul de 1959 ainsi qu’entre le Gitksan de Jean-Paul un Sans titre de 1958 de sa compagne.

Jean-Paul Riopelle, Large Triptych, 1964. Huile sur toile, 276,4 × 643,7 cm. Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, DC. Don de Joseph H. Hirshhorn, 1966 (66.4268) © Succession Jean-Paul Riopelle / SODRAC (2017). Photo : HMSG, Smithsonian Institution, Washington, DC, Cathy Carver
Jean-Paul Riopelle, Large Triptych, 1964. Oil on canvas, 276.4 × 643.7 cm. Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Smithsonian Institution, Washington, DC. Gift of Joseph H. Hirshhorn, 1966 (66.4268) © Estate of Jean Paul Riopelle / SODRAC (2017). Photo: HMSG, Smithsonian Institution, Washington, DC, Cathy Carver
Genèse d’un projet. Remontons dans le temps pour en éclairer l’élaboration. En 2006, Anne Eschapasse se trouve à Oslo en tant que directrice de la production et des relations internationales au Musée du Luxembourg à Paris pour négocier un prêt d’œuvres. Au cours d’une conversation avec un collègue auquel elle parle de son admiration pour la peintre américaine Joan Mitchell, ce dernier lui apprend la relation amoureuse de cette artiste avec le peintre canadien Riopelle, qu’elle ne connaît pas. Elle serait curieuse de découvrir les répercussions de cette promiscuité sur leur travail. Nommée en 2009 comme directrice des expositions par le Musée des Beaux-arts de Montréal, elle apprend de Stéphane Aquin, alors conservateur de l’art contemporain du musée qu’à la suggestion de David Moos, son homologue à la Art Gallery of Ontario, il a travaillé à un projet sur l’influence réciproque que la vie commune du couple Riopelle-Mitchell a pu avoir sur leur travail. Aussi, lorsqu’elle se retrouve en 2012 directrice des expositions et de la médiation au Musée national des Beaux-arts du Québec où Riopelle est fort apprécié, elle parle de ce projet à la directrice Line Ouellette qui l’endosse.

Jean Paul Riopelle, La Ville, 1949. Huile sur toile, 100 × 81 cm. Collection particulière © Succession Jean-Paul Riopelle / SODRAC (2017). Photo : Christine Guest
Jean-Paul Riopelle, La Ville, 1949. Oil on canvas, 100 × 81 cm. Private collection © Estate of Jean-Paul Riopelle / SODRAC (2017). Photo: Christine Guest
À qui confier ce dossier ? La question est vite résolue grâce au souvenir que Michel Martin a laissé au Musée en tant que conservateur de l’art contemporain. Après discussion entre madame Ouellette et Madame Eschapasse, cette dernière va communiquer avec M. Martin qui, retraité depuis 8 ans, demande un temps de réflexion. A peine a-t-il le temps de se rendre compte que c’est là le projet rêvé de tout conservateur qu’ il rappelle pour donner son consentement. Il aura besoin de trois années d’un travail à plein temps pour mener à bien sa tâche. À laquelle la Fondation Joan Mitchell apportera son soutien, fournissant tous renseignements utiles pour donner accès aux collectionneurs, musées ou entreprises susceptibles de prêter ou d‘aider à localiser des tableaux. Il commencera d’ abord par établir la liste idéale de ceux à emprunter, quitte à adapter ses exigences aux possibilités d’emprunts finalement acceptés par ceux-ci, puis à regrouper des œuvres d’une importance digne du pavillon Pierre Lassonde que l’industriel a offert à la capitale nationale et à l’architecte de réputation mondiale Ron Koolhass qui en a dessiné les espaces.
Toutes les œuvres mesureront généralement plus de 2 mètres, à quoi s’ajouteront plusieurs diptyques, triptyques et même un quadriptyque, le tout composant un éblouissant hommage aussi bien à Riopelle dont ses compatriotes peuvent enfin mesurer l’importance qu’à Mitchell dont elles proposent une première présentation importante de son œuvre dans un musée canadien. Tout amateur d’art se doit d’aller admirer cette exceptionnelle réussite,
« Voilà une manifestation digne du MOMA (Museum of Modern Art à New York) ou de toute autre institution de réputation internationale » commentait Yves Pépin après sa visite. L’ex-responsable des arts visuels du Centre culturel canadien à Paris qui avait souvent travaillé avec Riopelle se réjouissait de l’impact de l’hommage rendu à ces deux artistes importants dans l’histoire contemporaine de l’art depuis la seconde moitié du siècle dernier .Quant à Paul Toutant, l’ex-commentateur culturel du journal télévisé de Radio-Canada considérait comme une vraie bombe atomique que le résultat de ce dialogue artistique entre deux monstres sacrés dont l’amour transpire jusque dans leurs œuvres ». Le public entérine les réactions de ces deux amateurs d’art chevronnés puisque 65,000 visiteurs ont fréquenté le musée entre le 12 octobre et le 4 décembre. Les Montréalais qui n’auront pas la chance d’aller à Québec d’ci le 7 janvier 2018 pourront se consoler en allant voir l’exposition Il était une fois le western.
Mitchell/Riopelle, un couple dans la démesure sera ensuite du 17 février au 12 mai 2018. à l’affiche de la Art Gallery of Ontario, partenaire du projet depuis le début et coproducteur de l’événement, Cela donnera peut-être l’occasion aux Américains, malgré leur impérialisme naturel , de se résigner à l’Idée qu’ait pu se développer près de leur frontière dans une petite province appelée le Québec, un mouvement créateur original et qu’une de leurs artistes importantes y ait trouvé un accueil digne d’elle, et de se décider à accueillir cette manifestation
Kenneth Brummel, conservateur adjoint de l’art moderne présent à Québec lors du vernissage, se réjouit de présenter à l’AGO cette si belle exposition, une première chez eux pour Mitchell et un retour de Riopelle sur leurs cimaises pour la première fois depuis 1981.
Ensuite l’exposition ira en France du 9 décembre 2018 au 10 mars 2019 à Landerneau, au dynamique Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la Culture qui reçoit de la part de ses fondateurs un appui constant et qui accueille dans ce petit coin de Bretagne des centaines de visiteurs chaque jour. Ce musée va donc jouer le rôle des musées parisiens qui, après avoir accueilli chaleureusement Riopelle, semblent s’en être désintéressés.
Merci au MNBAQ pour cet événement unique. Pour ma part, lors de mes trois visites, j’y ai redécouvert Riopelle dans sa démesure et sa compagne dans toute la qualité de sa démarche riche d’émotions.
Quant aux Montréalais qui ne pourront se rendre à Québec, ils auront pour se consoler la visite de l’exposition programmée au Musée des Beaux-arts, Il était une fois le western.
Vidéo du Musée national des beaux-arts du Québec, le commissaire de l’exposition Michel Martin, explique sa démarche ici
Paquerette Villeneuve