Et le Dr Stern
Une entrevue avec
Michel Moreault, alors directeur de
la Galerie Dominion*
par Alain Houle
* Ce texte a été publié la première fois à l’automne de 1994 dans Parcours. Il demeure tout à fait d’actualité…
Tous s’entendent sur ce point, la Galerie Dominion est l’une des rares galeries canadiennes à avoir affermi sa réputation sur le commerce de la sculpture européenne, et ce dès les années ’50, sous la gouverne de son fondateur : feu le Dr Max Stem. Nous retraçons aujourd’hui, avec Me Michel Moreault, qui lui a succédé à la direction, les grandes lignes de ce «success story» et nous décrivons la situation actuelle.
PARCOURS : Les douanes américaines voulurent taxer, en 1926, la sculpture de Brancusi : Oiseau dans l’espace, en l’associant à la catégorie du métal. Cela en dit long sur le retard et la fermeture relative de l’Amérique à l’endroit des nouvelles tendances artistiques qui secouèrent l’Europe, au début du XXe siècle… La situation n’était sans doute guère plus brillante au Canada…
M. MOREAULT : En effet, jusqu’en 1955, une législation rétrograde limitait fortement l’introduction de sculptures étrangères dans les collections. Pour protéger l’industrie du monument funéraire, une taxe de 32 % frappait l’importation de la sculpture identifiée à cette catégorie. Le Dr Stem qui, dès la fin de la guerre, se livrait au commerce de la peinture européenne, était fort conscient du déclin de l’École de Paris, et il sentait que l’avenir de l’art se trouvait davantage du côté de la sculpture. Il trouvait également que la sculpture était plus en mesure d’exprimer les valeurs tactiles et tridimensionnelles, puis d’aider à re-conquérir l’humanisme perdu lors de la Deuxième Guerre. Enfin, la prospérité économique canadienne se traduisait par la construction d’un nouvel espace urbain et domiciliaire où la sculpture obtenait droit de cité.
PARCOURS : Comment le Dr Stern s’y est-il pris pour conquérir ce nouveau marché ?
M. MOREAULT: Une fois la bataille gagnée pour que cette réglementation abusive soit abolie, il s’est rendu compte que ce «retard historique» favorisait en quelque sorte les galeries américaines. Voilà qui laissait le champ libre aux marchands canadiens pour établir leurs propres contacts avec les artistes. C’est ainsi que le Dr Stern fut amené à rencontrer Henry Moore, qu’il considérait comme le sculpteur le plus doué de sa génération, celui qui alliait l’audace des formes au classicisme des thèmes.
PARCOURS : Il fallait sans doute avoir du cran pour rencontrer Henry Moore…
M. MOREAULT : Le Dr Stern était un homme très sûr de lui, de son bon goût et de sa culture. Il offrait ni plus ni moins à Henry Moore de mieux faire connaître son œuvre au Canada et ce, en acquérant de façon régulière une bonne quantité de pièces. Non seulement Moore acquiesça avec enthousiasme, mais devant son désir de présenter l’œuvre d’autres grands sculpteurs contemporains, il suggéra au Dr Stern les noms des artistes qui lui semblaient les plus valables parmi ses connaissances allant même jusqu’à l’introduire auprès des Zadkine, Arp, César, Marini, Manzu, Chadwick, Paolozzi et autres. Son seul regret fut de ne pouvoir représenter Giacometti, décédé prématurément en 1966.
C’est également Moore qui attira l’attention de M. Stern sur l’œuvre d’Auguste Rodin, temporairement remisée au purgatoire, suite aux audaces des avant-gardistes. Le Dr Stern entendait participer à la redécouverte de celui qui était qualifié, par l’historien d’art Sir Herbert Read, comme étant le «plus grand sculpteur depuis Michel-Ange». C’est ainsi qu’il entra en contact avec le Musée Rodin de Paris et obtint l’exclusivité de diffuser sa sculpture au Canada.
PARCOURS : Me Moreault, vous êtes à la Galerie Dominion depuis déjà un bon moment. Quand y avez-vous fait votre entrée ?
M. MOREAULT : C’est d’abord comme amateur d’art que, jeune étudiant, j’y fis mon entrée. Bien que peu fortuné, le Dr Stern réussit à me convaincre d’acquérir deux petits bronzes de Rodin, payables à termes ; dans les années ’60, on pouvait acheter de telles œuvres pour quelques centaines de dollars… En 1968,ayant terminé mes études en droit, le Dr Stern m’offrit un travail «temporaire», et j’y suis toujours, 26 ans plus tard ! L’année précédente, à l’occasion de Terre des Hommes, le Dr Stern présenta une expo-sition Rodin composée de 74 sculptures, le plus important regroupement d’œuvres en dehors des murs du Musée Rodin. En 1968, avec la participation de la veuve de Arp, Marguerite, nous mîmes sur pied une exposition en son hommage, offrant plus de 40 de ses œuvres.
PARCOURS : Plus de 10 ans s’étaient donc écoulés depuis les premiers efforts du Dr Stern dans le domaine…
M. MOREAULT : Bien qu’il ait réussi à imposer l’œuvre des Zadkine, Arp et Moore, on imagine mal la difficulté qu’il y avait à convaincre les collectionneurs canadiens de la valeur esthétique de ces artistes «modernes», donc «suspects». Bien que reconnus aujourd’hui par tous, le problème réside désormais dans la hausse des prix : si certains clients canadiens sont prêts à débourser d’importantes sommes pour une œuvre du Groupe des Sept, Fortin, Lemieux, Colville, Borduas, Riopelle… la plupart demeurent réticents à débourser un montant similaire pour l’art étranger. Ainsi, du temps du Dr Stern, la clientèle était déjà com-posée, pour la moitié, de collectionneurs hors-frontières. Aujourd’hui, hélas, la tendance va presque exclusi-vement dans cette direction. Je dis «hélas» parce que j’ai l’impression que les collections locales ne s’enrichissent pas de ces œuvres… Dans ce contexte, nous pouvons difficilement continuer à acquérir de nouvelles œuvres, ou même songer à présenter le travail de sculpteurs étrangers. Cela est dû aux énormes investissements qu’il faudrait consentir et du peu de fermeté du marché local.
PARCOURS : Bien que ce soit par centaines que vous ayez vendu les œuvres de Rodin, Moore et Arp, vous présentez encore une belle collection des grands noms de la sculpture…
M. MOREAULT : En effet, dû aux achats constants échelonnés sur près de 30 ans et offerts à des collectionneurs qui remettent des pièces en circulation, nous sommes encore en mesure de satisfaire les goûts des plus exigeants. En ce moment, nous avons quelques belles œuvres de Rodin, dans les 50 000 $; plusieurs Moore dans une grande variété de prix (de 22 000 $ à 800 000 $); d’Archipenko, de Gargallo, d’Arp, de César, de Greco, de Paolozzi…
PARCOURS : Le temps des «aubaines», l’époque où on achetait un Moore pour 500 $ afin de le revendre à 1 million, cela semble bel et bien révolu…
M. MOREAULT : Oui, mais il ne faut pas oublier qu’en 1950, il s’agissait là d’un investissement «à risque». Les prix actuels indiquent que l’on est devant des valeurs sûres, des «blue chips», des placements à long terme. Le Moore «à un million» a dû être conservé plus de 30 ans pour atteindre une telle somme.
PARCOURS : Quelqu’un qui veut amorcer une collection sans être fortuné, que lui conseillez-vous dans le domaine de l’art international?
M. MOREAULT : Nous avons un très bon choix de sculptures de Mario Negri, dont les prix demeurent accessibles, l’artiste étant encore moins connu que les précédents. On peut acquérir une maquette de bronze pour aussi peu que 2 500$. Enfin, nombre de ces artistes étaient également d’excellents peintres et dessinateurs. Nous avons un excellent choix d’estampes d’Henry Moore, magnifiquement encadrées, valantentre2500$et4500$; de très grands et beaux dessins d’Emilio Greco valant entre 5 000 $ et 10 000 $; des «papiers arrachés» de César, entre 4 5000$ et 9 000$…